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sanglantes du Portugal, les égoïsmes tiennent une bien plus grande place que les haines, et les hommes des divers partis ont pour leurs adversaires toute l’indulgenee dont ils ont besoin pour eux-mêmes. Le désœuvrement est à Lisbonne une maladie endémique. Coïmbbe étant le centre universitaire du royaume, la capitale ne possède aucun grand établissement scientifique, refuge des seconde donne de l’Italie, cette ville n’a pas un théâtre national qu’on puisse nommer. On n’y voit ni bibliothèques ni musées de quelque importance ; il ne s’y trouve pas même, comme dans les plus modestes localités de la contrée voisine, une promenade, publique où il soit d’usage de se rencontrer[1]. La Fidalgie reçoit les étrangers solennellement ; les hommes se montrent cuirassés des plaques de leurs nombreuses commanderies, et les femmes étalent, comme à des vitrines, les diamants de leurs majorats insaisissables. Ces réunions, dont toute cordialité est absente, ne rappellent en rien les charmantes tertulias espagnoles.

En Portugal, où les travaux de l’ambassade nous occupaient peu, mon temps se passait à regretter l’Espagne et à étudier l’espagnol. Je ne goûtais guère Camoëns, qu’on pourrait nommer aussi l’ombre de Virgile vue au clair de lune ; mais je lisais avec ravissement Cervantès, dont l’œuvre sans modèle, proles sine matre, présente ce singulier caractère de

  1. Plusieurs de ces détails, strictement exacts en 1827, ne le sont plus aujourd’hui, comme j’ai pu m’en assurer durant une courte relâche faite à Lisbonne vingt-cinq ans plus tard.