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écrite en forme de manifeste, constituait, en ce qui touchait à la réforme de l’art dramatique, un programme demeuré en grande partie stérile, comme tous les programmes radicaux.

La théorie fondamentale développée par le jeune poëte que M. de Chateaubriand avait surnommé, disait-on, l’enfant sublime, assertion contre laquelle je l’ai entendu d’ailleurs protester, reposait sur cette donnée que le beau conventionnel ne saurait survivre aux conditions spéciales dans lesquelles il a été conçu et accepté, vérité très-évidente qui conduisait l’écrivain à des conclusions infiniment plus contestables. M. Hugo inférait en effet, fort gratuitement, de ce principe, que la poésie étant, par l’étendue sans bornes de son domaine, adéquate à l’universalité des choses, tout ce qui est dans la nature doit fatalement se retrouver dans l’art, depuis le beau jusqu’au laid, depuis le sublime jusqu’au grotesque. Ce procédé est sans doute celui de Shakespeare ; mais le poëte anglais, qui écrivait sans système, n’a jamais prétendu faire, en l’appliquant, autre chose que de l’empirisme, tandis que M. Hugo, l’ayant transformé en théorie, en l’exagérant de plus en plus dans la pratique, afin de mettre sa pensée plus en relief, ne tarda pas à se croire assez fort pour imposer sa foi littéraire, jusque dans ses applications les plus repoussantes, à la conscience de son pays. Dans ses improvisations quotidiennes, Shakespeare avait été le plus libre comme le plus riche des peintres ; sous l’empire d’un sorte d’hallucination maladive, son imitateur ne tarda pas à devenir le plus