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d’Aguesseau portait dans ses appréciations, et surtout dans ses jugements sur les personnes une vivacité passionnée qui rendait les relations avec elle piquantes, mais difficiles. Sa jeunesse, commencée sous le ministère de son père, au sein des orages de la cour et du palais, s’était continuée longtemps encore dans cette vie agitée de l’émigration sans nul rapport avec la grave existence des dames du Marais, dont leur noble descendante ne songea point à renouveler les traditions.

Dans ce salon régnait et gouvernait M. de Chateaubriand, qu’une alliance de famille rattachait aux Malesherbes, et qui avait beaucoup vu à Londres madame d’Aguesseau dans tout l’éclat de sa beauté. Il se montrait quelquefois rue Saint-Dominique le matin, avant d’aller faire sa station quotidienne à l’Abbaye-au-Bois, et ces rares apparitions suffisaient pour maintenir cette maison au paroxysme le plus élevé du dévouement à sa personne. On y était ardemment ministériel lorsque l’illustre écrivain appuyait le ministère, et l’on y passait à l’opposition sitôt qu’il était séparé du pouvoir. Malheur aux habitués dont l’évolution était un peu tardive, ou qui paraissaient contester en quelque chose l’infaillibilité du journal de MM. Bertin, seul évangile du lieu ! En cette maison où s’agitaient naguère toutes les passions de 1810, il s’était opéré, avec des rapprochements contre lesquels on aurait fulminé la veille, je ne sais quel mélange incohérent entre la vieille langue royaliste et la récente phraséologie libérale ; les mots n’y correspon-