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creusé sous la Tamise par notre compatriote M. Brunel, œuvre alors très-admirée, mais dont les merveilles des chemins de fer ont depuis rejeté dans l’ombre la difficulté à peu près stérile au point de vue des résultats. Il m’engagea pour aborder ce quartier fort excentrique à monter en omnibus à une station qu’il m’indiqua, ajoutant que les voitures publiques sont pour l’étranger un excellent poste d’observation, remarque pleine de justesse, et qui, dans cette circonstance, me profita singulièrement.

Établi dans le lourd véhicule, je vis s’installer successivement à mes côtés des ouvriers, des marchands, puis quelques bourgeois que je crus être, d’après leur costume et leur attitude (cette sorte de divination est en voyage l’un de mes plus grands plaisirs), des professeurs de danse ou de musique courant le cachet, des attorneys se rendant à leur cabinet, des commis-négociants se dirigeant vers leur comptoir. La dernière place de la voiture fut prise par un petit homme maigre, tout de noir habillé, dont l’air de componction rappelait assez celui des frères lais de nos maisons conventuelles. Il tendit immédiatement à son voisin un imprimé en quatre pages, en l’invitant du geste plutôt que de la voix à le faire circuler après qu’il en aurait pris connaissance. Tous les voyageurs déférèrent successivement à cette double invitation, lisant tour à tour le petit écrit, sans donner, ni durant ni après cette lecture, le plus léger signe d’improbation ou de surprise.

Lorsque le factum arriva dans mes mains, j’éprou-