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je dois mourir bientôt sans aucun fruit ; si c’est mon fils, vous supprimez l’espoir d’une descendance. Imaginez tout le genre humain qui vous supplie pour le fils de celui dont tous sont débiteurs, pour un jeune homme emporté, souffrant de tant de malheurs, atteint du plus grand déshonneur, trompé (47) par une femme sans dot, une femme corrompue, sans pudeur, épousée contre le gré et à l’insu de son père. Que feriez-vous ? Mais si on ne vous supplie pas, c’est qu’on ne sait pas. Nul n’est un ennemi si cruel de mon fils ou de moi qui ne soit disposé à faire grâce de la vie à celui dont la mort provoquerait la pitié jusque dans les enfers. Voilà ce que j’alléguai avec d’autres raisons du même genre, mais sans succès, sauf qu’on décida que sa vie serait épargnée si j’obtenais le désistement de la partie civile. La sottise de mon fils ne me le permit pas : il s’était vanté de richesses qu’il n’avait pas, on exigeait ce qui n’existait pas. Mais laissons ce sujet.

Dès ma jeunesse j’adoptai cette règle de conduite : veiller à ma vie. Or les études de médecine y convenaient mieux que celles de droit, étant plus voisines du but, communes à tout l’univers et à tous les siècles, plus nobles, appuyées sur la raison (loi éternelle de la nature) plus que sur les opinions des hommes. Aussi les embrassai-je et non la jurisprudence. Et cela surtout, parce que, comme je l’ai dit, je méprisais les embrassements de tels amis, les richesses, la puissance et les honneurs, bien plus je les fuyais. Mais quand mon père (48) s’aperçut que je négligeais le droit pour m’adonner à la philosophie, il versa des larmes en ma présence. Il s’affligeait de ne pas me voir voué aux mêmes études que lui, il les jugeait la plus noble des disciplines (il l’affirmait souvent sur la foi d’Aristote), et la mieux faite pour donner richesses et puissance comme aussi pour élever une famille. De plus il enseignait les institutions dans notre ville avec un traitement de cent écus d’or ; et il comprenait que cette charge qu’il exerçait depuis tant d’années ne me reviendrait pas comme il l’avait espéré, mais passerait à un autre, que ses commentaires ne dureraient pas et que je ne les illustrerais pas. Peu avant il avait vu luire un espoir de gloire, quand il avait corrigé le traité de Jean de Canterbury sur l’optique ou la perspective[1]. On imprima les vers suivants : « La maison des Cardan s’enorgueillit de cet homme : seul il sait tout. Notre temps ne compte personne qui l’égale. »

(49) Ce fut plutôt un présage pour ceux qui devaient tirer parti de

  1. C’est la perspective de Peckham (Archevêque de Canterbury, né vers 1240, mort en 1292) dont Fazio donna une édition sous le titre suivant : Prospectiua communis D. Johannis Archiepiscopi Cantuariensis FF. Ordinis Minorum, ad unguem castigata per eximium Artium et Medicinae et Iuris utriusque Doctorem ac Mathematicum Mediolanensem in venerabili Collegio Iurisperitorum Mediolani residentem, s. l. (Milan) n. d. (fin du xve siècle) pet. in-fo, 30 ff. Le livre, qui s’ouvre par une dédicace à Ambrogio Griffo, se termine par sept distiques, dont Cardan cite le dernier à la ligne suivante, et dont les deux premiers indiquent le nom de l’imprimeur : …Faustis Corneni clauditur auspiciis — Quem Petrus impressit parvo non aere…