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de la ville, je déjeunais, je faisais de la musique, j’allais pêcher près des forêts et des bois peu distants de la ville, j’étudiais, j’écrivais, le soir je rentrais à la maison. Ce temps dura six ans. Hélas, « de clairs soleils ont lui autrefois pour toi », a dit le poète.

Après, j’eus l’occasion d’un long et honorable voyage. Mais que valent les gains, les honneurs, les richesses, (45) les plaisirs hors de saison ? Je me suis perdu moi-même, je n’appartiens plus à la vie, les peines et les chagrins ont grandi comme on dit que fait l’ombre de l’if. Il ne me restait déjà plus de consolation que mortelle. Ce ne peut être le bonheur ; sinon, les tyrans qui sont les hommes les plus éloignés du bonheur seraient alors les plus heureux. Le taureau qui s’élance furieux, les yeux bandés, fatalement heurte un obstacle et s’abat. Moi aussi j’ai heurté un obstacle et je suis tombé. Cependant, auparavant était arrivé le malheur de mon fils aîné[1]. Quelques Sénateurs ont avoué (je pense qu’ils ne parlaient pas d’eux-mêmes) qu’on l’avait condamné pour me faire mourir de douleur ou me rendre fou : je ne fus pas loin de l’un et de l’autre, les dieux le savent. (Je le raconterai en son lieu.) Mais ils ne réussirent pas. Je veux que tu comprennes (car on a brodé) quels temps et quelles mœurs ! Je suis certain en effet de n’avoir atteint aucun d’eux, fût-ce par l’ombre d’une offense. Je méditai donc une défense quelconque pour mon fils, mais que pouvait-elle valoir en face de l’exaspération de certains esprits ? Frappé par la pensée de sa douleur, épouvanté par les dangers menaçants, abattu (46) par les dangers passés, plein d’anxiété pour ceux à venir, je commençai cependant mon discours en rappelant l’humanité, l’équité du Sénat et les exemples de sa miséricorde. Parmi les éloges de sa bonté je mentionnai le cas du tabellion Giovan Pietro Solario, dont le fils naturel fut convaincu d’avoir empoisonné ses deux sœurs légitimes dans le seul dessein de s’assurer l’héritage ; et le Sénat jugea suffisante une condamnation aux galères. On loue Auguste d’avoir demandé : « Ce n’est pas toi qui as tué ton père[2] ? ». Et quelle cruauté que de tuer un père innocent et décrépit dans la personne de son fils. On jugea qu’un père était digne d’obtenir la grâce d’un condamné aux bêtes. Ne la mérite-t-il pas plus encore, cette grâce, pour le crime d’un autre ? Que valent les mérites du genre humain si cette singulière vertu, l’innocence, est châtiée si cruellement ? Le supplice de son fils n’est-il pas pour un père un châtiment pire que son propre supplice ? Si l’on me tue, c’est un seul être qui périt, car

  1. Voir chap. IV, note 5. Cardan résume dans la page qui suit la plaidoirie qu’il avait prononcée pour son fils et qu’il avait publiée dès 1561 à la suite de la première édition de De utilitate ex adversis capienda (Bâle, Henric Petri, in-8) ; elle n’a pas été reproduite dans les Opera omnia (Lyon, 1663, in-fol.).
  2. Cf. Suétone, Aug. XXXIII : Manifesti parricidi reum, ne culleo insueretur quod non nisi confessi adficiuntur hac poena, ita fertur interrogasse : « Certe patrem tuum non occidisti ? »