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seras tourmenté par l’espérance, torturé par la crainte, épuisé de labeurs. Tout ce qu’il y a de douceur dans la vie, tu le perdras. Ô le beau projet !

Mais pourtant César, Alexandre, Hannibal, Scipion, Curtius, Érostrate, même au prix de leur vie, de la plus grande infamie ou du plus grand supplice, ont placé cet espoir au-dessus de tout. Il se peut que ce ne soit rien. Ils avaient cependant approché du but ; ils n’avaient pas pris en considération et moins encore adopté cet argument des philosophes ; ils avaient trouvé des circonstances favorables. Malgré cela, qui nierait qu’ils ont été absolument fous ? C’est le jugement que porte Horace lui-même dans l’ode 29 du livre III, Tyrrhena regum progenies. Il s’agit de ces vers : « Celui-là passera sa vie maître de soi et joyeux qui, jour après jour, peut dire : j’ai vécu. Que demain le Père remplisse le ciel d’une nuée noire ou d’un clair soleil, il ne peut cependant rendre vain tout ce qui est derrière nous, il ne peut (41) changer ou faire que ne soit pas arrivé ce que l’heure a une fois emporté en fuyant. » Mais il avait conclu déjà en quelques mots : « Le présent, songe à le régler d’un esprit serein », ou en d’autres termes, sers-toi du mieux possible des dispositions présentes. Mais le dessein de César, d’Hannibal et d’Alexandre fut de continuer, au prix de leur vie, leur nom ainsi que celui de leur famille, ceux de leurs partisans et jusqu’à ceux de leur ville et de leur province, en jouissant entre temps de leurs conquêtes. Admettons qu’ils y soient parvenus. Quelle fut la fin ? Sylla perdit le fruit des peines de tous les anciens, tout ce qui avait été avant lui et tant de merveilles. Chacun des autres causa la perte de sa famille et des siens. L’empereur Commode, en effet, fit disparaître la famille des Jules : ce prince, adultérin de tant de manières, avait pour suspect n’importe quel rejeton légitime ; et, de même, il perdit sa patrie. Où est maintenant l’empire des Romains ? Chose ridicule et inouïe : en Allemagne. Combien donc il aurait mieux valu que survécussent les glorieux Jules, descendance d’Énée, et que les Romains fussent les maîtres du monde plutôt que de voir se parer de ces vains titres (42) ces larves, ces pantins. Ainsi donc, si l’âme est immortelle, qu’est-il besoin de ces noms creux ? Si elle périt, à quoi servent-ils ? Si l’humanité doit avoir une fin, tout cela finira et les hommes ne survivront pas autrement que les lièvres et les lapins.

Il n’est donc pas étonnant que je me sois enflammé sous la pous-