Page:Cardan - Ma vie, trad. Dayre, 1936.djvu/407

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dons de l’esprit, c’est autre chose. Que pourrais-je donc attendre de la société des hommes ? Ils sont bavards, avides, menteurs, ambitieux. Dans un siècle si prospère, avec l’invention si utile de l’imprimerie, montrez-moi quelqu’un qui ait trouvé la centième partie de ce qu’a trouvé Théophraste et je me rends. Bien plus, avec leurs sornettes à propos de οὐ ou de ὄν ils mettent du désordre dans ces beaux ouvrages bien conçus.

Mais ceci n’importe pas aux choses elles-mêmes : les découvertes en effet sont dues à la tranquillité, à la méditation calme et continuelle ainsi qu’à l’expérience, toutes choses qui s’accommodent de la solitude mais non de la société des hommes, comme on le voit par Archimède. Pour ce qui me concerne, de soixante découvertes peut-être que j’ai faites, je n’en dois pas vingt aux autres ou à la société ; je ne voudrais pas être accusé de mensonge si celles-ci sont un peu moins nombreuses. En mathématiques je reconnais en avoir reçu quelques-unes, mais très peu, de frère Nicolò [Tartaglia]. Mais combien d’autres ont été perdues ? Une grande quantité est due à d’autres causes, surtout à cette force encore cachée de la splendeur, ou à une autre meilleure. Qu’ai-je donc à faire avec les hommes ?

Autre motif : les heureux ne se soucient pas de ma (318) société, je n’ai pas besoin des misérables ; à les caresser je ne guérirais pas leurs maux, si je les irrite ils le prendront en mauvaise part. En outre les vieillards sont quinteux, tristes, grognons, jaloux. De quel profit me sera leur conversation ? Il y a aussi la brièveté du temps : j’ai atteint soixante-dix ans, mes forces ne m’accordent pas de vivre plus de quatre-vingts ans. Il reste bien peu pour des bagatelles, et quelle part de mon temps leur consacrerais-je ? Le temps destiné à la contemplation ? je serais injuste et impie. Celui que je passe à écrire ? je serais stupide de revenir aux misères que j’ai réussi enfin à esquiver et qui seraient la mort de mes loisirs. Sera-ce le temps que j’emploie à faire de l’exercice, à dormir ou à veiller sur mes affaires domestiques ? Et puis avec qui ? Avec mes amis ? ce serait inutile, ils recherchent mes soins et non ma conversation. Avec d’autres ? pourquoi faire ? Les gens instruits ? ils croiront peut-être savoir beaucoup plus que moi. S’ils sont vraiment savants, le débat portera sur la nature de nos colloques : que je veuille apprendre ? à quoi bon ? Si je veux leur donner des leçons ce sera de l’imprudence et ce sera aussi du gaspillage de prodiguer ma science pour n’y gagner que de la haine. Sera-ce