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au plaisir, à la musique et à d’autres divertissements, surtout au jeu de dés et la pêche. Puis je m’exerçai (311) aux disputes [universitaires] et ma santé s’altéra. Mes dents me firent souffrir et quelques-unes tombèrent. Je fus pris par la goutte qui pourtant ne me tortura pas : l’accès durait vingt-quatre heures puis déclinait. Jusqu’à soixante ans mes forces ne diminuèrent pas et il semble que ce soient plutôt les souffrances morales que l’âge qui les aient atteintes. Depuis cette année-là je donnai mes soins à l’administration de ma fortune. Mais j’ai eu à supporter tant d’adversités qu’il est étonnant que j’aie pu vivre jusqu’ici.

Si quelqu’un énumérait les peines, les soucis, la tristesse, les douleurs, les erreurs de mon genre de vie, le gaspillage de mes biens, ma crainte de la misère, les embarras d’estomac, les flatuosités infectes, le prurit et même la phtiriase dont j’ai souffert, sans compter la légèreté de mon petit-fils et les méfaits de mon fils, qui ne s’étonnerait de me voir vivre encore ? J’ai perdu plusieurs dents, et il ne m’en reste que quinze, qui ne sont ni en parfait état ni tout à fait solides. Et toutes les embûches, tous les pièges tendus devant moi, de vieilles servantes voleuses, des cochers ivrognes, tous menteurs, paresseux, perfides et orgueilleux ! Je n’ai eu personne qui m’aidât, un seul m’assiste à demi[1]. Six fois, ou environ, tous ces maux et mon mauvais régime de vie me firent croire, en allant au lit que (312) je ne me relèverais pas et, à deux reprises dans une seule nuit, je crus mourir. Je n’ai pas encore fait le testament que je veux être mon dernier.

On dira : comment as-tu pu te tirer d’affaire ? La douleur fut le remède à la douleur. J’opposai d’abord la colère à l’indignation, les études sérieuses à mon amour extravagant pour les miens, aux petits chagrins le jeu d’échecs, aux grands les espérances, mêmes fausses, et les inventions. Je ne déjeunais pas, et mes repas étaient réduits à ceci : le matin je me contentais d’un fruit cuit ou de quinze grains de raisins secs, sans vin, le plus souvent sans eau, et quand par hasard je buvais de l’un ou de l’autre c’était très modérément. Tout récemment j’ai pris une habitude qui me plaît et qui, je l’espère, est saine : je déjeune avec une sauce blanche de Galien[2] où trempe du pain et rien de plus. Le dîner est plus abondant. En toutes circonstances se présente à ma pensée le souvenir des principes que j’ai exposés dans mon livre De optimo vitae genere. Je me rappelais ce qui arriva au fils de Sylla que César ordonna de tuer avec sa femme parce

  1. Il a répété les mêmes plaintes dans Norma uitae consarcinata (I, 343).
  2. La composition en est indiquée ainsi par Cardan dans le De sanitate tuenda, I, XLII (éd. de Rome, p. 121) : Galenus autem album ius dixit quarto de Tuenda sanitate, quod constat sale, oleo, anetho, porri modico, ut ad eundem numerum redeat res.