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république, et là où on recherche les richesses, on ne s’attache à l’honneur d’aucune manière.

J’ai apporté un exemple des faits dont j’ai parlé. J’en ajouterai maintenant un autre comme il en arrive par milliers. On rira (285) et pourtant la vie et la mort ne tiennent qu’à si peu de choses. C’est arrivé aujourd’hui 8 avril 1576. J’allais au Forum et, pour trouver un joaillier, je devais passer par une rue étroite. Je dis à mon cocher, un endormi, d’aller au Campo degli Altoviti. Il répond oui, mais comprend un autre endroit, où il se rend. Je retourne, je ne le trouve pas ; je suppose qu’il est sur la place du Château ; je m’y dirige, chargé de vêtements à cause de ma précédente course en voiture[1]. Chemin faisant, je rencontre le musicien Vincenzo de Bologne, mon ami, qui remarque que je n’ai pas de voiture. J’arrive et je ne trouve pas le cocher. Aussitôt une grande inquiétude me prit, car il me fallait retraverser le pont, étant las, à jeun, couvert de sueur. Je pouvais demander une voiture au commandant [du château] mais il y avait trop d’inconvénients à ce parti. Je me recommandai à Dieu et je me dis qu’il fallait de la prudence et de la patience. Je revins sur mes pas avec l’intention de ne pas me fatiguer et de ne pas m’arrêter pour me reposer. Au bout du pont j’entrai chez Altoviti, sous prétexte de m’informer (286) du change sur Naples, que je désirais connaître, et je pus ainsi m’asseoir. On me renseigna volontiers. Le commandant arriva, ce qui me fit partir aussitôt, et je vis sur la place mon cocher averti par l’ami que j’avais rencontré. Je montai en voiture, incertain sur la direction à prendre parce que j’avais faim. Dans ma sacoche je trouvai trois grains de raisin sec ; grâce à quoi je finis toutes mes affaires tranquillement et même avec plaisir. On peut voir quel concours de hasards : ma rencontre avec Vincenzo, celle de Vincenzo avec mon cocher, mon idée d’aller chez le banquier, le loisir où était celui-ci, le passage du commandant qui provoqua ma sortie où je rencontrai le cocher, et la trouvaille de ces grains de raisin. Soit sept rencontres, et si une seule avait avancé ou retardé le temps de prononcer à peine deux paroles, c’était ma perte, ou l’origine d’ennuis et d’embarras très grands.

Je ne nie pas que des aventures de ce genre arrivent à d’autres qu’à moi, mais elles ne dépendent pas autant du hasard, ne sont pas si pleines de grands dangers ou enveloppées d’énormes difficultés — ou peut-être les autres ne les remarquent-ils pas.


  1. Cf. chap. VII.