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suis présentement[1], et en même temps je fus en état de comprendre le grec, l’espagnol et le français, mais seulement dans les livres de sciences, car pour la langue parlée, les ouvrages d’imagination et les règles de grammaire je les ignore complétement.

En 1560 au mois de mai, quand la douleur de la mort de mon fils m’avait peu à peu (226) fait perdre le sommeil, et que ni la privation de nourriture, ni les coups dont je tourmentais mes jambes en chevauchant à travers champs, ni le jeu d’échecs auquel je passais mon temps avec l’aimable Ercole Visconti, lui aussi déjà épuisé par les veilles, ne m’étaient d’aucun secours, je priai Dieu qu’il me prît en pitié. Du fait de ces veilles continuelles, je devais mourir, ou perdre la raison, ou, du moins, abandonner mon enseignement. Si je démissionnais, je n’avais rien pour subvenir honnêtement à mon existence ; si je devenais fou, alors je serais la risée de tous et je gaspillerais le reste de ma fortune. Aucun espoir ne brillait de changer de situation à cause de ma vieillesse. Je demandai donc à Dieu de m’envoyer la mort puisqu’elle nous est commune à tous et, aussitôt je me mis au lit. Il était tard, et je devrais me lever à la dixième heure de la nuit[2] ; il ne me restait que deux heures pour me reposer. Le sommeil me prit aussitôt, et je crus entendre sortir des ténèbres une voix qui approchait, sans que je pusse distinguer, à cause de l’obscurité, ni de qui elle venait ni quelle elle pouvait être. Elle disait : « De quoi te plains-tu ? » ou « De quoi t’affliges-tu ? », et, sans attendre ma réponse, (227) elle ajouta : « Du meurtre de ton fils ? » À quoi je répliquai : « En doutes-tu ? » Alors elle me répondit : « Mets dans ta bouche la pierre que tu portes suspendue à ton cou, et, aussi longtemps que tu l’y garderas, tu ne te souviendras pas de ton fils ». Éveillé là-dessus, je me demandais ce que l’émeraude avait à faire avec l’oubli, mais puisqu’il n’y avait aucun autre espoir de me sortir d’affaire et me souvenant de ces mots à propos d’Abraham : « Il a cru à l’espérance contre toute espérance et cela lui a été compté comme justice[3] », je plaçai la pierre dans ma bouche. Aussitôt — ceci dépasse toute croyance — j’oubliai tout ce qui avait rapport au souvenir de mon fils, aussi bien à ce moment-là, quand de nouveau je fus pris par le sommeil, que par la suite durant un an et demi environ, pendant que j’écrivais mon livre Théognoston ou deuxième livre des Hyberborea. Entre temps, quand je mangeais et quand j’enseignais, ne pouvant profiter de la bienfaisante influence de

  1. Voir chap. IX note 1.
  2. Voir Introduction et n. 13, les plaintes qu’il faisait sur l’heure matinale de ses leçons.
  3. Épître aux Romains, 4, 18 et 22.