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Ne t’étonne pas, lecteur, et ne me soupçonne pas de mentir. Les choses sont bien ainsi ; et du même genre il en est arrivé bien plus et de plus grandes ; je ne sais pas le chiffre exact, mais j’estime qu’elles atteignent et dépassent cent quatre-vingt. Ne suppose pas pourtant non plus que j’en tire une vaine gloire ni que je désire ou que j’espère être placé au-dessus (204) d’Hippocrate. Pour ce qui est de mentir, pourquoi le ferais-je impudemment ? On peut s’informer. Un seul mensonge découvert tout s’écroule. Ensuite serait-ce pour la gloire et le gain ? Mais s’il m’arrivait d’autres malades graves en grand nombre, je ne trouverais rien de plus malheureux, car je ne suis pas sûr d’agir encore avec le même bonheur qu’autrefois. Pline et Plutarque rapportent que César, après être sorti vainqueur de cinquante batailles rangées, mettait moins de hâte à engager le combat pour ne pas altérer et souiller la gloire qu’il s’était acquise. Combien plus facilement cela pourrait m’arriver ! Et puis, comment espérer quelque chose de grand de la pratique quotidienne ? Il y faudrait un prince, en admettant qu’il reste un espoir. Quant à la gloire, j’en attends encore moins, ou plutôt absolument rien. En effet celle d’Hippocrate ne tient pas au grand nombre de ses guérisons (de son propre témoignage sur quarante-deux malades vingt-cinq moururent et dix-sept seulement furent guéris), mais à ce qu’il a observé les causes. Pour moi, je lui suis inférieur par deux motifs : d’abord parce que mes heureux succès paraissaient venir du secours divin et non de ma science ; or j’ai eu tant de réussites (205) en ce genre que je n’oserais égaler mes espoirs à mon œuvre passée, et rarement on a le droit de se vanter que les résultats dérivent de notre sagesse et de notre réflexion (quoique je me sois appliqué de mon mieux à ces qualités). Hippocrate eut à faire avec des maladies très violentes : le pays, en Thessalie et dans le voisinage, est rocheux, les vents sont rudes, les vins forts, les légumes et les eaux mauvais, le régime de vie déréglé. Il n’avait ni médicaments, ni choix dans les moyens et se trouvait en face de pratiques mortellement dangereuses. Si j’avais vécu à ce moment-là, dans ce pays, je n’aurais certes pas pu réaliser de tels miracles. Si lui avait exercé la médecine dans un siècle plus calme, dans un pays agréable, abondant en commodités de toute sorte, il n’aurait pas été victime d’un tel désastre.

Quelle présomption y a-t-il donc de ma part ici ? Mais admettons-la (car je sens que le Seigneur m’approuve, moi qui raconte des choses vraies, comme je crois). Et quoi ? peut-on dire, n’a-t-il pas déjà payé