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moment où j’intervins, comme il poussait des cris, il fut encore une fois frappé par un de ses agresseurs qui, aussitôt après, rejoignit les autres dans la fuite : ainsi je ne pus savoir si le dernier coup avait causé une blessure.

Ma huitième prérogative, c’est qu’en toute occasion je me suis relevé quand il ne semblait plus y avoir de secours. Bien que cela soit naturel, l’effet a été si fréquent et si constant qu’on ne peut plus le dire ni le juger naturel. Il est possible que ce (164) coq aussi, qui m’apparaissait en rêve, soit une chose naturelle, mais l’avoir vu tant de fois et toujours de la même manière peut à coup sûr être qualifié de prodige. C’est comme si, s’agissant d’une affaire ou d’un objet important, il ne vient que trois points quand on jette trois dés non truqués ; le coup est alors naturel et doit être considéré comme tel jusqu’à la seconde fois, s’il se répète ; à la troisième ou à la quatrième, l’homme le plus sage a le droit de le tenir pour suspect. Le cas est identique pour le succès qui ne brille que quand tout espoir est perdu, de façon qu’on n’y puisse voir que l’action de la volonté divine. Je raconterai à ce sujet deux exemples assez probants.

C’était l’an 1542 en été. J’avais l’habitude d’aller chaque jour chez Antonio Vimercati, gentilhomme de notre ville, et j’y passais toute la journée à jouer aux échecs. Nous jouions avec des mises qui allaient d’un réal jusqu’à trois ou quatre et, comme je gagnais constamment, j’emportais chaque jour environ un écu d’or, tantôt un peu plus, tantôt un peu moins. Pour lui c’était un plaisir onéreux, pour moi c’était à la fois un jeu et un profit. (165) Mais par là j’étais tombé si bas que, pendant deux ans et quelques mois, je ne me souciai plus de mon métier ni de mes gains, réduits à rien, à l’exception de celui dont je viens de parler, et je sacrifiais la considération publique et mes études. Un jour, sur la fin du mois d’août, soit qu’il fût fatigué de perdre régulièrement, soit qu’il jugeât que le hasard m’était favorable, il prit une décision et, pour ne se laisser détourner de son dessein par aucune raison, par aucun serment, par aucune objurgation, il me força de jurer qu’à l’avenir je ne reviendrai jamais chez lui pour jouer. J’en fis serment par tous les dieux. Ainsi ce jour fut le dernier, et aussitôt après je me livrai tout entier à l’étude. Voilà qu’au début du mois d’octobre, l’université de Pavie chômant à cause des guerres et tous les professeurs s’étant transportés à Pise, le Sénat m’offrit d’enseigner[1]. J’embrassai cette chance inattendue parce que

  1. Cf. De libris propriis III (I, 106) : Ob uigentia bella, Academia in urbem nostram translata est. Abeuntibus etiam professoribus ob inopiam rei pecuniariae, locum cius accepi qui Papiae iam anno MDXXXVI pro me fuerat subrogatus (il s’agit de Boldone) medicinamque professus Mediolani, inde Papiae. C’est en 1543, peu après la naissance de son fils Aldo que Cardan fut appelé à enseigner à Milan (XII Genitur. ex., V, 533). En 1544 il passe à Pavie et en 1545 il abandonne sa chaire pour la reprendre en 1546 (Somn. Synes., IV, Op. IV, 717). Cf. chap. XXXII n. 1.