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Voilà ce qu’était l’amour de la patrie, l’aiguillon de l’honneur. Je ne voudrais charger de cette accusation ni les villes qui combattent pour leur liberté, ni les princes qui ne tirent de leur puissance d’autres profits que de maintenir la justice, de favoriser les gens de bien, d’élever les misérables, d’entretenir les vertus, de rendre meilleurs et leurs proches et ceux qui ont déjà atteint (136) un haut degré de puissance : ainsi le travail est la seule récompense d’un tel honneur. Du reste ce n’est pas un vice pour les villes que de vouloir dominer, ni pour les citoyens de vouloir s’élever au dessus des autres. Mais la nécessité de l’ordre produit l’autorité, la perversité engendre la tyrannie.

Revenons à des idées plus ressassées, car celles-ci, peu de gens, les connaissent. Les honneurs nous dérobent le temps parce qu’ils nous obligent à prêter l’oreille à bien des gens et à bien des saluts ; ils nous arrachent à l’étude de la sagesse qui est-ce qu’on peut trouver de plus divin dans l’homme. Ô combien d’hommes (ce ne sont pas ceux qui m’écoutent) vivent bassement, qui, en consacrant à l’étude les deux heures qu’ils emploient chaque jour à se peigner et à se parer, pourraient en deux ou trois ans prétendre à cette récompense et à cette parure. Les honneurs empêchent aussi de donner des soins à sa famille et à ses enfants. Est-il rien de plus fou ? Ils nous exposent à l’envie ; l’envie entraîne la haine et la jalousie, que suivent le décri populaire, les persécutions, les accusations, les attentats, la perte de nos biens, les tourments ; nous y perdons la plus grande part de notre liberté, sinon toute et, à vouloir partager l’opinion populaire, tout ce qui nous est laissé de bon dans cette vie, le plaisir même. Sur cette voie (137) nous avançons, avec les honneurs, comme sous leur protection, vers le plus funeste des maux qui est une lâche mollesse. Les jeunes gens pervers s’y enfoncent, les maisons en sont ébranlées jusqu’au fond et renversées.

À l’exception des honneurs, tout ce qui est appelé un bien contient quelque chose de bon. Les enfants sont le début de notre perpétuité ; l’amitié nous apporte une part importante du bonheur ; les richesses nous donnent toutes nos aises ; la vertu est une consolation dans le malheur, une parure dans le bonheur ; les associations et les collèges nous procurent une grande sécurité, maintenant et en toute circonstance. Devons-nous donc éviter et fuir les honneurs à tout jamais ? Assurément non. D’abord il est des cas où ils augmentent les richesses, l’influence et le gain comme chez les magistrats, les