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Pour Sénèque, que reste-t-il de lui maintenant sauf sa mauvaise renommée ? Alors que l’usure écrasait l’Italie, son âme ne pouvait être heureuse, quand il vivait parmi des troupes de débauchés au milieu de tables de cèdre et d’ivoire (132) et dans des jardins dont le nombre passait en proverbe, quand la crainte des poisons de Néron l’eut contraint à ne vivre que de pain, de fruits et d’eau puisée aux sources. Il fit voir ainsi que personne, pourvu qu’il le veuille, ne manque des aliments nécessaires au bonheur, puisque si peu de chose suffisait au plus délicat des prodigues : tout le reste n’était pas destiné à la subsistance mais au seul plaisir.

Nos principes ne sont-ils pas confirmés plus encore par la folle présomption de Sylla ? Après l’assassinat de Marius le jeune il se fit appeler heureux. Il était pourtant alors misérable, vieux, souillé de meurtres et de proscriptions, entouré de tant d’ennemis, et il avait déposé le pouvoir. Si l’on peut être heureux ainsi, je mériterais bien davantage ce nom. Vivons donc puisqu’il n’y a point de bonheur pour les mortels, dont la nature vaine et vide n’est que pourriture.

S’il y a quelque chose de bon pour orner cette scène je n’en ai pas été privé. C’est par exemple le repos, la tranquillité, la modération, la retenue, l’ordre, le changement, l’enjouement, le divertissement, la société, le sommeil, le manger et le boire, l’équitation, la navigation, la promenade, la connaissance des nouveautés, (133) la méditation, la contemplation, l’éducation, la piété, le mariage, les banquets, les souvenirs bien ordonnés du passé, la propreté, l’eau, le feu, l’audition de la musique, les plaisirs de la vue, les conversations, les contes, les histoires, la liberté, la maîtrise de soi, les petits oiseaux, les jeunes chiens, les chats, la pensée consolante de la mort et de la course du temps pareille pour les malheureux et pour les heureux, la succession des malheurs et de la fortune, l’attente d’événements inespérés, l’exercice d’un art que l’on connaît, les changements qui sont multiples et tout le vaste univers. Où est le mal dans cette abondance de bienfaits et de sagesse ? L’espoir est partout. Je ne vis donc pas dans le malheur et, si la condition commune des hommes ne s’y opposait, j’oserais me vanter d’une ample félicité. Mais ce serait un propos honteux et vain que de mentir pour tromper les autres.

Si on me donnait le choix de mon séjour je me transporterais à Aquila ou à Porto Venere, résidences agréables, ou encore, hors d’Italie, à Éryx en Sicile, à Dieppe sur l’Arques, à Tempé en Thessalie, car