Page:Cardan - Ma vie, trad. Dayre, 1936.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

objets de nos désirs. Il nous faut (130) donc reconnaître les biens dont nous sommes possesseurs, distinguer parmi eux tout ce qu’il y a bon, de façon à choisir le plus précieux, ou deux ou trois d’entre eux, y appliquer ardemment notre amour et nos désirs et, pour un moindre mal, agir ainsi non seulement avec ce qui a été choisi, mais aussi avec le reste. Enfin il faut s’appliquer à posséder parfaitement ; car c’est tout autre chose que posséder ou posséder parfaitement. Je sais qu’il ne manquera pas de gens qui mépriseront ces idées comme des paradoxes. Mais, pour qui aperçoit la vanité des choses mortelles, pour qui se souvient des choses passées, il sera facile de comprendre qu’elles sont bien plus vraies que nous ne voudrions. Et si tu y refuses encore ton assentiment, le temps découvrira tout et montrera qu’il en est ainsi.

Prenons pour exemples Auguste, M. Scaurus, Sénèque, Acilius. Certes la fortune d’Auguste fut magnifique et, au jugement des hommes, il fut heureux. Que reste-t-il maintenant de lui ? Ni descendance, ni monument ; tout est anéanti. S’il reste quelque chose de ses ossements, qui désirerait ou seulement voudrait les avoir près de soi ? Qui s’emporterait pour défendre son nom si quelqu’un l’attaquait ? Et en fût-il (131) autrement, que lui importerait ? De son vivant il était heureux ? Qu’avait-il de plus que les autres hommes comme lui, sauf les préoccupations, les colères, les fureurs, les craintes, les meurtres, une maison pleine de désordre, une cour pleine d’intrigues, des familiers pleins d’embûches : s’il ne dormait pas, il était malheureux, s’il dormait, le sommeil était préférable à la veille[1] ; la veille est donc mauvaise si elle ne vaut pas le sommeil qui pourtant, en soi, est indifférent.

Et de quoi ont servi à M. Scaurus tous ses trésors, les spectacles, les dépenses folles dont il ne reste pas même l’ombre. En son temps il n’avait que les agitations, les inquiétudes, les veilles, les tracas des écrivains ; les spectacles, l’apparat, le plaisir, les autres en jouissaient ! Quel bonheur pouvait trouver Acilius lorsque ses richesses se dissipaient, que les douleurs prenaient la place des plaisirs, la pauvreté celle de la fortune ? Je ne prendrai pas la peine de montrer qu’Acilius fut malheureux quand il n’y a pas de plus grand motif de l’être que d’avoir autrefois mené une vie agréable et prospère et d’être réduit à la misère.

  1. La pensée semblerait être ici : s’il ne dormait pas il était malheureux, mais même quand il dormait il n’était pas heureux, car son sommeil ressemblait plutôt à une sorte de veille ; or, la veille est mauvaise…