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XXXI

BONHEUR

Bien que la notion même du bonheur soit fort éloignée de notre nature, il arrive pourtant qu’on puisse y atteindre en partie dans ce qu’il a de plus proche à la vérité. Voilà pourquoi j’en ai eu, moi aussi, ma part. D’abord il est clair que j’ai été favorisé, entre tous les mortels, sur ce fait : tout ce qui m’est arrivé s’est produit avec tant de précision que, si le début avait été plus tôt ou plus vite ou si la fin avait été retardée, tout aurait été bouleversé.

En deuxième lieu il faut considérer une partie de ma vie rapportée à l’ensemble ; ce fut le temps que j’habitai à Piove di Sacco. (129) Parmi les géants il y en a nécessairement un qui est le plus petit et parmi les pygmées un qui soit le plus grand, sans que le géant soit petit et le pygmée soit grand : ainsi, même si j’ai connu un certain bonheur tant que je fus à Piove di Sacco, il ne s’ensuit pas pourtant que j’aie jamais été vraiment heureux. Alors je me divertissais, je faisais de la musique, je me promenais, je faisais bonne chère, je m’appliquais à mes études, rarement du reste ; je n’éprouvais ni peines, ni craintes, j’étais traité avec estime et respect et je fréquentais les nobles vénitiens : le printemps de ma vie. Je n’ai rien connu de plus agréable que cette vie qui dura cinq ans et demi, du mois de septembre 1526 au mois de février 1532[1]. J’étais lié avec le préteur, la maison commune était mon royaume et ma tribune. Le signe que ce temps n’est pas seulement disparu mais que le souvenir même s’en est réduit à une impression de plaisir, c’est que mes rêves agréables me ramènent à lui.

Le troisième élément est le plus grand de tous lorsqu’on ne peut pas être ce qu’on voudrait, se contenter d’être ce qu’on peut est déjà une façon de bonheur ; et pour parvenir à un bonheur plus grand nous devons rechercher ce qui est le meilleur parmi tous les

  1. C’est-à-dire à la date de son mariage.