Page:Cardan - Ma vie, trad. Dayre, 1936.djvu/159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À cela s’ajoutèrent ensuite la folie et les débordements de mon fils cadet, ses mauvais traitements à mon égard, qui dépassaient tout ce qui était possible, au point que je fus obligé de le faire emprisonner plus d’une fois, de le faire condamner à l’exil, de le priver de mon héritage quand il n’en avait aucun du côté de sa mère[1]. De ma fille seule je n’eus aucun ennui, sauf la dépense de sa dot que je lui payai volontiers comme je devais. Mon fils aîné me donna deux petits-enfants, et en quelques jours une seule maison vit trois convois funèbres : mon fils, ma bru et ma petite-fille Diaregina ; peu s’en fallut que mon petit-fils[2] ne mourût aussi. Dans l’ensemble tout ce qui se rapporte à mes enfants alla mal. En effet ma fille, de qui (101) je gardais du moins quelque espoir de bien, mariée à un jeune homme riche et distingué, Bartolomeo Sacco, noble milanais, resta stérile. Mon unique espérance repose ainsi sur mon petit-fils.

Je n’ignore pas que tout cela pourra paraître sans intérêt dans l’avenir et surtout pour des étrangers. Mais il n’est rien, comme je l’ai dit, dans ce monde mortel qui ne soit vain, vide et l’ombre d’un rêve ; de cela seul sont faites les actions des hommes, leurs biens, leur vie, leurs malheurs. Et comme Cicéron, le père de l’éloquence, apprit de Crantor le moyen de se consoler de la mort de sa fille, ainsi, dans les plus grands malheurs, des considérations de ce genre se réveillent tantôt de ci, tantôt de là, et sont d’un usage et d’une utilité non méprisables. Du reste, je n’ignore pas non plus que les seules choses qui semblent dignes d’être rapportées dans les livres sont, par exemple, des suites de grands événements provenant d’humbles origines et qu’en les racontant il faut passer rapidement ou les exposer avec le plus grand ordre pour donner une image fidèle. Il peut s’agir encore d’exemples de grandes œuvres nées de la vertu ou de la honte ou du hasard, dont il faut parler avec la plus grande brièveté à moins qu’elles ne touchent à l’art ou à la sagesse. Mais maintenant (quels temps ! quelles mœurs !) (102) on n’écrit plus que de honteuses flatteries. On peut pourtant prodiguer des éloges à ceux dont la vertu et l’innocence en sont dignes, comme Pline l’a fait pour Trajan, Horace pour Mécène. Mais nous qui donnons des leçons, nous agissons follement ; du moins, à le faire, que ce soit de façon à pouvoir espérer. Ce ne sera donc point suivant l’habitude plutôt dégoûtante que louable de deux ânes qui se grattent réciproquement. Y a-t-il des qualités ? On les louera d’un mot, en passant, comme une chose bien connue, à

  1. Cf. Enrico Rivari, Girolamo Cardano accusa e fa bandire da Bologna per furto il figlio Aldo (Studi e memorie per la storia dell’univ. di Bologna, I (1907) pp. 147-180. Voir aussi XII genitur. exempla (V, 532), De utilitate… (II, 181) et la déclaration d’Aldo que Cardan a transcrite dans son testament de 1575 (citée par Bertolotti, loc. cit.). — Ce deuxième fils fut un déséquilibré, en proie à des crises de fugue (ita est ab anno 14. nunquam se continuit, sed per Italiam continuo peregrinatur). Instable, emporté, violent jusqu’à la fureur, joueur acharné, rien ne put ni le corriger ni le contraindre. Son père recourut, semble-t-il, parfois à des moyens d’une excessive brutalité. (Cf. Responsio ad criminationem D. Euangelistae Seroni, en appendice de De util. ex advers. cap., ed. basil., pp. 1144-1153 : Dicit inter epulas praecidisse auriculam alteri filio. Ebrietatis ergo potius quam crudelitatis esse argumentum). Après avoir eu un moment l’illusion d’un changement (ab obitu fratris mense pene quarto exacto coepit sensim mores commutare. De util., loc. cit.), Cardan renonçant à rien tenter pour le redresser ne pensa plus qu’à se défendre contre ses violences, ses dépenses folles, ses vols domestiques, d’abord en le chassant de sa maison, puis en le faisant interdire de séjour et même emprisonner. Dans son dernier testament il le déshéritait à peu près complètement et ne lui laissait qu’une rente viagère de six écus d’or par mois pour son entretien, sous la condition qu’il ne résiderait pas dans la même ville que son neveu Fazio et qu’il s’abstiendrait de toute tracasserie à l’égard de celui-ci (Bertolotti, loc. cit., p. 654).
  2. Son petit-fils qu’il nomma Fazio en souvenir de son père naquit le 21 janvier 1560. Sauf une allusion à la légèreté de son caractère (chap. LII) nous savons peu de chose sur ce dernier représentant des Cardan. Il fut élevé par son grand-père qui veilla toujours à le soustraire tant au contact de la famille Seroni qu’aux mauvais exemples de son oncle Aldo, et qui fit de lui son légataire universel.