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XXVII

SORT MALHEUREUX DE MES ENFANTS

Mais c’est sur mes enfants qu’indubitablement la puissance de mon songe se manifesta : d’abord un double (99) avortement de deux enfants mâles de quatre mois me fit désespérer de ma descendance et soupçonner un maléfice. Enfin vint au monde mon aîné[1], dont l’aspect, comme on le vit dans sa jeunesse, rappelait d’une façon frappante mon père : bon, doux et simple, il était sourd de l’oreille droite, avait les yeux petits, clairs et toujours en mouvement ; à un pied, le gauche si je ne me trompe, il avait une syndactylie des troisième et quatrième orteils en partant du pouce ; son dos faisait un peu saillie, mais sans être difforme. Il vécut tranquille jusque vers vingt-trois ans, puis il s’éprit de Brandonia Seroni et, après avoir obtenu son diplôme de docteur, il la prit pour femme, sans dot[2]. Sa mère, comme je l’ai dit, était morte depuis longtemps[3], et bien avant elle son aïeul maternel[4], qui n’avait survécu que quelques mois à mon mariage ; sa grand-mère maternelle Taddea vivait encore. Alors commencèrent les douleurs et les larmes ; j’avais beaucoup souffert du temps que sa mère vivait, à l’époque où j’étais attaqué de tous côtés, mais cela avait pris fin. Cependant mon fils, accusé d’avoir tenté d’empoisonner sa femme en couches, fut arrêté le (100) 17 février (1560) et, cinquante-trois jours après, le 13 avril[5], décapité dans sa prison. Ce fut le premier et le plus grand de mes malheurs : à cause de lui je ne pouvais honnêtement être maintenu dans ma chaire, ni être renvoyé sans motif ; je ne pouvais habiter en sécurité dans ma patrie, ni l’abandonner sans danger ; j’allais, accompagné de mépris, dans mes courses à travers la ville comme dans mon commerce avec les hommes ; je m’écartais comme un ingrat de mes amis ; rien ne se présentait que je pusse faire ; je n’avais aucun endroit où me rendre ; je ne sais si j’étais plus malheureux ou plus odieux.

  1. À propos de ce fils, Giovanni Battista, en qui il avait mis de grands espoirs et dont la fin tragique fut la grande douleur de sa vie, voir surtout : De utilitate ex aduersis capienda, IV, 12 (II, 267) et ici chap. IV, n. 6 et 8, X n. 1, XXXVII, XLI, etc. — Né maladif, Giovanni Battista avait souffert dans son enfance du manque de soins de la part de ses nourrices et vers trois ou quatre ans était devenu sourd de l’oreille droite. Plus tard son père veilla à son instruction : il était bon musicien et acheva rapidement ses études jusqu’à être reçu docteur en médecine à vingt-deux ans. Deux fois rejeté par le Collège des médecins de Pavie, il put enfin, après un nouvel échec auprès de celui de Milan (De libris propriis, I, 94), exercer la médecine dans cette dernière ville où il se signala par des cures difficiles. Mais faible et emporté, dissimulé et impulsif, il s’était marié en 1557, malgré les conseils et à l’insu de son père, avec une jeune fille sans dot et de douteuse vertu, qui ne tarda pas à le tromper sans vergogne. Quoniam illa cum socru saepius obiicerent adulterium se perpetrasse, atque etiam filios duos genitos masculum et foeminam ex adulteris non ex ipso procreasse, Giovanni Battista médita longtemps une vengeance. Quand sa femme était encore malade des suites de ses dernières couches, il lui fit manger un gâteau empoisonné. Malgré les témoignages des experts qui affirmaient que la mort avait été causée par la fièvre puerpérale, malgré les efforts désespérés de Cardan, le malheureux fut condamné et exécuté.
  2. Le 21 décembre 1557.
  3. En 1546. Cf. XII genitur. exempla (V, 528).
  4. Le 28 décembre 1533 (Synes. somniorum lib. I, éd. de Bâle, 1562, p. 30).
  5. Cardan a varié sur cette date : le 7 avril (De utilitate… II, 282) ou le 9 avril au milieu de la nuit (XII genitur. exempla, V, 529). Le 10 est le jour indiqué par le Registro dei giustiziati della Nobilissima scuola di S. Gio. decolato… cité par Bertolotti (Arch. stor. lombardo, IX (1882) pp. 615-660.)