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XXVI

MON MARIAGE ET MES ENFANTS

(96) Avant tout cela, j’habitais dans le village de Piove di Sacco, heureux et content, presque ignorant de tous les malheurs, et semblable à un mortel installé dans la demeure, ou mieux dans la gaîté des immortels. Ce que je rapporte est un songe fâcheux, mais qui convient trop bien ici à notre propos. Voilà qu’une nuit je me vois dans un jardin délicieux, très beau, paré de fleurs, plein de fruits de toute sorte. Une brise suave soufflait. Aucun peintre, le poète Pulci lui-même, aucune imagination n’aurait pu inventer rien de plus agréable, rien de pareil. À l’entrée du jardin la porte s’ouvrait toute grande, de même qu’une autre en face. À ce moment, je vois [au dehors] une jeune fille vêtue de blanc : je la rejoins, la serre dans mes bras, la couvre de baisers. Dès le premier baiser le jardinier ferme la porte. Je me mis à lui adresser d’instantes prières de laisser ouvert, (97) ce que je ne pus jamais obtenir. Triste, mais enlaçant toujours la jeune fille, je restai hors du jardin[1].

Quelques jours après, une maison brûla. Pendant la nuit nous fûmes réveillés par l’incendie. J’appris à qui appartenait la maison qui brûlait. C’était celle d’Altobello Bandarini[2], chef de la milice auxiliaire vénitienne dans le territoire de Padoue. Je ne fis rien, le connaissant à peine de vue. Mais par hasard il loua la maison contiguë à la mienne. Cela me fut désagréable, car je ne tenais pas à avoir de pareils voisins ; mais que pouvais-je faire ? Cependant, peu de jours après, je vois de la rue une jeune fille dont le visage et les vêtements étaient parfaitement semblables à ceux de mon rêve de cette nuit-là. Mais, disais-je, qu’ai-je à faire avec cette jeune fille ? Pauvre comme je suis, si je voulais épouser une femme qui n’a rien et qui est accablée d’une foule de frères et de sœurs, j’y succomberais, puisque, étant seul, je peux à peine soutenir ma dépense ; si j’es-

  1. Un autre récit de ce rêve prémonitoire et de ses suites, donné dans De libris propriis III (I, 97), est plus complet et plus cohérent.
  2. Cardan a tracé un intéressant portrait de son beau-père dans De utilitate ex aduersis capienda (II, 120-122).