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soupçons de quelques-uns, le désordre de ma famille, le défaut de bien des choses, enfin les conseils décourageants d’amis véritables ou de ceux qui en prenaient l’apparence, et les dangers provenant de tant d’hérésies qui menaçaient.

Aussi, pour autant que j’éprouvasse la bonne fortune ou d’heureux succès, je ne changeai jamais de conduite, je ne devins ni plus dur, ni plus ambitieux, ni moins endurci, ni méprisant pour les pauvres, ni oublieux de mes anciens amis, ni plus bourru dans mes relations, ni plus orgueilleux dans mes propos ; je ne portai pas de vêtements plus recherchés, sauf dans la mesure où le rôle que je jouais m’y obligeait, ou parce qu’à mes débuts j’avais été contraint par la pauvreté à en porter d’usés. Ce n’est pas la nature qui m’avait doté de cette constance ; j’avais à supporter des peines supérieures à mes forces, mais je triomphai de la nature par l’art. Au milieu de mes plus grandes douleurs morales, je me frappais les jambes avec une verge, je me mordais cruellement le bras gauche, (66) je jeûnais ; je soulageais bien des maux par les larmes quand j’avais la chance de pouvoir pleurer, mais bien souvent je ne pouvais pas ; je combattais alors par la raison, en disant : « Il n’arrive rien de nouveau, le temps seul a changé et a avancé son cours. Pouvais-je ne pas être privé de la vue et de la société (de mon fils[1]) pour toujours ? Mais quelques années ont été retranchées ? Quelle part du temps est-ce là, si on la rapporte à l’éternité ? Enfin si je ne survis que quelques années, j’ai peu perdu ; si c’est pour plus longtemps, la vie me paraîtra plus longue, et peut-être se produira-t-il bien des choses à l’aide desquelles je soulagerai ma peine et je lui procurerai une gloire éternelle. Que serait-ce enfin s’il n’était pas né ? » Mais mon infériorité en face de la douleur fut, comme je le dirai plus loin, allégée par la bienveillance divine et par un miracle manifeste.

Dans mes occupations je fus encore plus constant, surtout dans la composition de mes livres, au point que, d’excellentes occasions s’étant offertes, je n’abandonnai pas ce que j’avais entrepris et je persévérai dans mon premier travail, parce que j’avais remarqué tous les dommages causés à mon père par ses changements de projets. Je pense que personne ne me désapprouvera dans la circonstance suivante. Lors de ma réception à l’Académie des Affidati de Pavie[2], qui comptait bon nombre (67) de princes et de cardinaux des plus éminents, j’avais accepté par crainte ; et pourtant, en quittant Pavie, je ne m’en

  1. J’interprète tout ce passage comme se rapportant à la mort du fils de Cardan. Le secours surnaturel auquel il fait allusion quelques lignes plus bas est sans doute celui dont il parlera au chap. XLIII.
  2. Chap. XXX. — Sur l’académie degli Affidati on peut voir Tiraboschi, Stor. lett. ital., VII, 190, et Salza, Luca Contile, uomo di lettere e di negozi del secolo XVI (Firenze, 1905, pp. 92 sqq.). Fondée en 1562 par treize gentilshommes, elle était encore florissante au xviiie siècle après avoir subi une courte interruption de 1576 à 1597. Parmi les grands seigneurs qui en faisaient partie on cite le duc de Suessa, le marquis de Pescara, parmi les cardinaux Charles Borromée, parmi les savants plusieurs collègues de Cardan comme Branda, Delfino, Zaffiro, etc. Le roi d’Espagne Philippe II accepta de figurer parmi ses membres.