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d’un souvenir de sa plus lointaine enfance. Et c’est par moments un écheveau de dates qui découragerait l’attention.

Que d’incidents pittoresques escamotés en quelques lignes, que d’hommes rencontrés dont l’originalité perce à travers la sèche brièveté de ses mentions, sans qu’il croie à propos de nous en offrir un croquis. Il abandonne presque toujours le réel, le concret, la vie pour ses déductions, ou ses méditations philosophiques, hélas ! Et pourtant il ne manque pas de dons : s’il se laisse aller, s’il oublie ses ambitions, la scène s’anime, la conversation se fait vive, les êtres prennent une consistance et une physionomie. Parfois son extrême naïveté d’écrivain (l’homme n’est point naïf quoi qu’on en ait pu dire) rejoint le raffinement du moins ingénu de nos contemporains. On pourrait le soupçonner de procédés. Il entremêle caractères physiques et moraux dans un lacis où l’auteur de Suzanne et le Pacifique semble annoncé.

La langue dans laquelle il écrit a été dommageable à la diffusion de son œuvre : c’était celle que lui imposaient les idées régnantes dans son milieu. Le latin était alors l’instrument général de l’expression des idées scientifiques ; pendant longtemps encore il allait rester le moyen le plus commode de propager livres et idées à travers toute l’Europe. Mais les cercles où il était en usage, répandus dans l’espace, enfermaient un public toujours plus restreint. Rares sont les œuvres latines modernes qui n’ont pas été condamnées à un demi-oubli, lorsque leur contenu idéologique n’en imposait pas la connaissance et n’en provoquait pas des traductions renouvelées d’âge en âge. Elles n’avaient point la puissante source de rajeunissement continuel que constitue l’école : être classique est encore pour un écrivain le plus sûr moyen de survivre, mais y a-t-il des classiques latins du xvie siècle ? En fût-il même, Cardan n’aurait pu atteindre à cet honneur, tant son style est terne, confus, obscur, son vocabulaire abstrait, pauvre, plein d’impropriétés venues du jargon médical ou scolastique. Il n’avait pas dédaigné parfois de recourir à l’idiome vulgaire. Ce fut seulement pour composer de ces recueils plaisants qui l’occupaient pendant « le temps de sa réfection corporelle », et qui sont aujourd’hui perdus[1].

  1. Voir chap. XLV, note 4. Les volumes II et IV de ses œuvres complètes contiennent quelques pages d’un caractère assez différent, écrites en italien. Si elles sont bien de lui, leur style pourrait nous faire regretter davantage qu’il n’ait pas écrit plus souvent dans sa langue maternelle.