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tence. Surtout que, comme je l’ai dit, tout ce qui nous concerne n’a pas tout le prix que pense le vulgaire : ce sont toutes choses futiles, vides, et comme ces ombres que le soleil couchant fait si grandes, mais d’aucun usage et destinées à une fin prochaine. Si quelqu’un veut en juger sans jalousie et réfléchir qu’il ne faut pas invoquer une règle, il doit voir quelles furent mes intentions, dans quelle nécessité, dans quelles occasions je me trouvais et toute la douleur que j’en (60) ai ressentie. D’autres, sans l’embarras d’aucune entrave, ont commis de pires actions, sans les avouer dans le privé et moins encore en public, sans reconnaître les bienfaits reçus, sans en garder même le souvenir : peut-être me jugera-t-on plus équitablement.

Mais continuons. Parmi mes défauts, je reconnais comme grave et singulier — tout en y persévérant — celui de ne rien dire plus volontiers que ce qui peut être déplaisant pour mes auditeurs. Je m’y obstine, le sachant et le voulant, et je n’ignore pourtant pas combien à lui seul il m’a valu d’ennemis, — si puissante est la nature unie à une longue habitude. Je l’évite cependant à l’égard de mes bienfaiteurs et des puissants : il me suffit de ne pas les flatter et moins encore de les caresser. Je n’ai pas été moins immodéré dans ma vie, quoique je connusse parfaitement ce qu’il était utile et convenable de faire ; et l’on trouverait difficilement quelqu’un de si entêté dans une telle erreur. Je suis solitaire le plus que je puis, bien que je sache qu’Aristote[1] blâme ce genre de vie en disant : L’homme solitaire est ou une bête ou un Dieu. Mais j’ai donné mes raisons[2].

Avec une sottise semblable et un non moindre dommage, (61) je garde des domestiques qui ne me sont pas seulement inutiles, mais me sont une honte[3] ; je fais de même des animaux que l’on m’offre, chevreaux, agneaux, lièvres, lapins, cigognes, qui souillent toute ma maison.

J’ai souffert du manque d’amis, surtout d’amis sûrs. Et j’ai commis bien des fautes, parce que tout ce que je savais, petit ou grand, à propos ou hors de propos, j’ai voulu le mêler partout, et cela au point que j’ai blessé ceux que je désirais louer, par exemple le français Aymar Ranconet, Président à Paris et homme très savant. Dans cette circonstance, mon erreur n’a eu pour seules causes ma précipitation et mon ignorance des affaires et des moyens d’autrui (ce qu’il m’était certes difficile d’éviter), mais la négligence de certaines règles de conduite que j’ai apprises plus tard et que connaissent, pour une grande part, les hommes courtois.

  1. Aristote, Polit., l. I.
  2. Voir chap. LIII.
  3. Chap. XXX.