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Curieuse destinée, mais moins curieuse assurément que l’homme lui-même et que l’œuvre où il s’est mis à nu. Pour la hardiesse de la sincérité, pour l’ingénuité orgueilleuse dans l’aveu des faiblesses, son autobiographie ne le cède pas aux Confessions de Rousseau ; pour la richesse de la personnalité qui s’y montre, le pittoresque et l’imprévu de certaines aventures, c’est à la Vie de Cellini qu’elle ferait penser. Mais au lieu d’avoir atteint, comme Benvenuto et comme Rousseau, l’ample succès et la gloire durable, Cardan n’a trouvé que l’audience d’un cercle étroit d’érudits et de curieux. Cela tient à des causes diverses.

L’homme de science n’a jamais provoqué la même curiosité que l’écrivain ou l’artiste. De lui, on ne veut connaître que son œuvre, un sommaire grossier de son œuvre. On le résume en un trait, un mot, associés parfois à une découverte : si Archimède n’avait pas pris un bain, il serait moins célèbre. Ou bien on compose une sorte d’image sainte où il apparaît dépouillé des passions humaines : la main au scalpel, l’œil rivé au microscope, il semble avoir traversé le monde sans avoir vécu, sans avoir été éprouvé par les troubles agitations des mortels ignorants.

Quand un romancier ou un peintre se racontent, ils ont une autre supériorité : ils savent offrir d’eux-mêmes un portrait si bien composé ! Leurs aventures s’organisent si parfaitement ! Tout, en eux et autour d’eux, prend un charme, un éclat qui vient, non de la réalité, mais de leur art.

C’est là que la faiblesse de Cardan est grave et justifierait presque la négligence des lecteurs : il n’a aucun souci ni de composer ni d’écrire bien, ou mieux son souci de composition est à contre-sens. Il a toujours tiré fierté, plus encore que de l’étendue de son savoir, de l’excellence de sa méthode et de ses procédés d’exposition. Il se confesse, mais il continue, croit-il, à faire œuvre de savant. Aussi jugerait-il indigne d’exposer bonnement les aventures de sa vie dans l’ordre des événements. À cette besogne suffit un chapitre, le quatrième. Par ailleurs il constitue des rubriques où il groupe, avec quelle fantaisie et avec quel arbitraire, tout ce qu’il croit digne d’attention dans ses habitudes, ses mœurs, les accidents ou les succès d’une longue existence. Un fait, grâce à cet ordre prétendu, peut être rappelé trois ou quatre fois sans être jamais raconté complètement. Ce qui lui est arrivé le jour même où il compose un chapitre se trouve rapproché