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L’ESPRIT FOLLET.

don manuel.

Il se fait tard. Prépare les valises, et mets dans une bourse ces papiers, qui sont pour moi du plus grand intérêt. — Pendant ce temps je vais répondre à mon lutin.

Il donne des papiers à Cosme ; celui-ci les met sur une chaise ; don Manuel écrit.
cosme.

Je vais les mettre là pour ne pas les oublier, et les avoir sous la main… — Je ne demande qu’un moment de répit pour vous adresser une question : Maintenant, mon seigneur, croyez-vous aux esprits follets ?

don manuel.

La sotte question !

cosme.

Pas si sotte. — Mais quoi ! vous voyez vous-même des effets si étonnants, comme ce présent qui vous arrive dans les airs et vous doutez !… Soit ! puisque cela vous convient ainsi. Mais moi qui ne suis pas aussi bien partagé, je dois croire.

don manuel.

Pourquoi cela ?

cosme.

Voici comme je le prouve. — Si l’on nous met nos effets sens dessus dessous, vous vous en moquez, et c’est moi qui ai le soin de les ranger, ce qui n’est pas une petite affaire. Si à vous on vous apporte des lettres et l’on vous écrit de doux propos, moi, on me prend mon argent, et l’on me laisse, à la place des charbons. — Si l’on vous apporte, à vous, des douceurs, que vous mangez en silence, moi je ne les goûte ni ne les vois. — Si l’on vous donne des chemises, des mouchoirs et des vallonnes[1], à moi, on ne me donne que le plaisir d’admirer ces jolis présents. — Si quand nous entrons ici tous deux presque en même temps, on vous donne à vous une corbeille si bien garnie et si galante, à moi, on ne me donne sur la tête qu’un coup de poing capable de me faire jaillir la cervelle. — Pour vous, mon seigneur, le profit et l’agrément ; pour moi, l’ennui et la peine. Pour vous, le lutin a la main la plus douce, et pour moi, une main de fer. Laissez-moi donc y croire ; car enfin c’est trop fort, que l’on nie à un homme ce qu’il a vu et senti.

don manuel.

Fais les valises, et partons. Je t’attends par là, chez don Juan.

cosme.

Il n’y a pas tant de préparatifs à faire pour vous présenter là-bas en habit noir[2]. Il suffit que vous preniez un manteau.

don manuel.

Tu fermeras et emporteras la clef. Si pendant mon absence on

  1. La vallonne (valona) était une espèce de large rabat.
  2. On n’était reçu à la cour qu’en habit noir.