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JOURNÉE I, SCÈNE I.

plus douce, sans que ma tendresse récompensée ait ressenti d’autre jalousie que celle qui, par une légère crainte, un faible soupçon, réveille l’amour sans le blesser. C’était ainsi que je vivais chaque jour plus épris et plus heureux ; car sans ces légers mouvements de jalousie, l’amour est comme un corps sans âme. — Mais malheur à celui qui prend le poison pour un remède, qui réveille le feu caché sous la cendre, qui veut apprivoiser un animal venimeux, et qui, pour se distraire, se lance sur la mer orageuse ! malheur enfin à celui qui joue avec la jalousie ! car tôt ou tard il est empoisonné par ce qu’il croyait salutaire, il est piqué par l’aspic qu’il avait nourri, il est brûlé par ce qui devait réchauffer ses sens, il est enseveli dans ces flots sur lesquels il cherchait son plaisir. Oui, la jalousie, lorsqu’elle se déclare, est plus terrible que la mer irritée, que le feu dévorant, que l’aspic et le poison perfides. — Celui qui excita ma jalousie, à moi, ce fut un cavalier qui joignait à beaucoup de bravoure, d’amabilité, de libéralité, beaucoup d’esprit et de talent. Je ne vengerai pas mes chagrins sur son honneur avec ma langue ; c’est assez que je les aie vengés sur sa vie avec ce fer : l’absence et la mort me rendent une personne sacrée. Bref, sans parler davantage des qualités de mon rival, ce cavalier la demanda à son père. Il était riche, le père est avare ; on fut bientôt d’accord. Enfin arriva pour mon rival le jour des noces… j’aurais mieux dit le jour de la mort, puisque les fêtes du mariage se changèrent en une cérémonie funèbre. — Déjà les amis et les parents étaient réunis ; déjà la nuit, plus sombre que de coutume, étendait au loin ses voiles noirs, ses voiles de deuil, — lorsque j’entre tout-à-coup dans la maison ; je vais droit au futur époux, et désespéré, laissant parler à la fois ma main et ma voix, je m’écrie : C’est à moi qu’appartient cette beauté ! et en même temps je le frappe de deux coups de poignard qui l’étendirent gisant sur la place. Ainsi frappe la foudre au même instant où l’on entend gronder le tonnerre. — Tout le monde se trouble ; moi, décidé à me battre contre tous, non pas pour sauver ma vie, mais pour la vendre plus cher à ceux qui la voudraient, j’ai cependant, au milieu du tumulte et du désordre, le bonheur d’enlever ma dame, et aussitôt je la place sur un cheval plus léger que les vents. Un mot suffira pour exprimer sa vitesse : je fuyais, et sa course encore me paraissait rapide. Enfin nous franchissons la frontière ; nous entrons sur les terres de Castille, en saluant ce pays comme un port ouvert à nos infortunes ; et nous arrivons à Salvatierra avec l’espoir de trouver auprès de vous protection et secours. Louis Perez, vous me voyez à vos pieds ; nous sommes amis, et notre amitié est telle que les siècles futurs en garderont la mémoire : donnez l’hospitalité à un malheureux, non pas tant à cause de ce titre d’ami, que parce qu’il se confie à vous, et qu’une telle confiance oblige un homme noble ; et si ce n’est pas assez, je vous le demande au nom d’une dame. — J’ai laissé doña Juana dans ce bosquet au bord de la ri-