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BONHEUR ET MALHEUR DU NOM.

parle.) C’est une honorable résolution que celle de Lisardo ; mais je ne m’en étonne point, puisqu’il est de mon sang… Et moi, que dois-je faire ?… Rien que l’idée de celle vengeance sourit à mon cœur, qui conserve encore toute l’ardeur de la jeunesse : cependant la prudence m’en montre le péril, et je suis d’un âge où l’on doit écouter plutôt la prudence que le ressentiment. Si je n’excite pas mon neveu Lisardo à cette vengeance, je manque à ce que je me dois à moi-même, et si je l’y encourage, je manque à mes devoirs ; car il serait mal à moi, dans une aventure où j’ai déjà perdu l’un de mes neveux, de donner des conseils d’où puisse résulter la perte de l’autre… Je pensais marier ma fille à celui qui n’est plus ; Lisardo, devenu le chef de la maison, a succédé à son frère dans mon dessein ; et l’exposer à la colère du duc, de qui César est le domestique et l’ami[1], c’est aller contre mon projet, puisque c’est le mettre en péril d’être exilé à jamais… Que dois-je donc faire pour remplir avec honneur cette double obligation ?… Le ciel me soit en aide ! — Rentrons pour lui répondre ; je trouverai bien le moyen de le tenir en suspens jusqu’à ce que j’aie pris moi-même une résolution. À cet effet, il faut que je relise sa lettre. (Il reprend sa lecture.) « Veuillez me faire savoir si don César Farnése est à Parme, et ayez soin qu’on observe toutes ses démarches ; j’irai bientôt le rejoindre. Lorsque vous me répondrez, mettez pour suscription a votre lettre : « À don Celio, dans la maison du prince d’Urbin. »

Il sort.

Scène II.

Un salon dans la maison d’Aurelio.
Entrent DOÑA VIOLANTE et NICE
nice.

Voilà que mon seigneur rentre à la maison en lisant je ne sais quels papiers.

doña violante.

Ô ma chère Nice ! l’audace est parfois bien craintive, et c’est lorsqu’elle s’aventure le plus, qu’elle a le moins de courage. Depuis que j’ai écrit à don César pour lui exprimer combien j’étais sensible à son amour aussi constant que soumis, j’ai peur même de mon ombre.

nice.

Eh quoi ! madame…

doña violante.

Il me semble que mon sein est transparent, et que mon père peut y voir tous les mouvemens de mon cœur. (À part.) Ciel ! le voici !

  1. Au dix-septième siècle en Espagne, comme en Italie et en France, les grands seigneurs avaient parmi leurs domestiques des gentilshommes de la meilleure naissance et quelquefois leurs parens.