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JOURNÉE I, SCÈNE II.

de te dire qu’après un moment de lutte, mon frère eut la visière de son casque traversée d’un coup de lance, et qu’il tomba de cheval inanimé, et rougissant de son sang tout le sable autour de lui. Alors les spectateurs se divisent comme en deux factions : les uns crient vengeance contre le meurtrier, les autres le défendent ; et cependant, lui, adroitement il s’évade. Où s’est-il enfui ? où se cachet-il ? Je l’ignore ; mais il faut qu’il se soit réfugié dans les profondeurs de la terre s’il veut échapper à ma fureur. Pour moi, désespérée d’un malheur si affreux, j’ai aussitôt résolu d’abandonner la cour où s’était commis un tel crime, et je suis venue à Belflor[1] pour y fuir, s’il est possible, mon malheur.

enrique.

Voilà une triste aventure ! et surtout quand on pense que ce chevalier se cache sans qu’on puisse savoir en quel endroit, et sans qu’il y ait moyen de le reconnaître.


Entre LIONEL.
lionel.

Vos vassaux de Belflor ayant appris l’événement qui a conduit ici votre altesse, sont venus pour vous montrer leur dévouement, vous apporter leur compliment de condoléance et se mettre à vos pieds.


Entrent BENITO, ANTONA, des PAYSANS et des PAYSANNES.
antona.

Oui, Benito, comme tu es le plus savant et le plus malin de la troupe, c’est à toi d’offrir à la princesse le compliment de condoléance.

benito.

Mais pourquoi donc veux-tu cela ? Tu sais, d’abord, que moi je n’aime pas les doléances[2].

premier villageois.

Dis-lui qu’elle est belle comme Vénus et Diane, et qu’à cause de sa présomption, son frère est mort comme un autre Phaéton.

benito.

Allons, j’y consens.

deuxième villageois.

Dis-lui que celui qui l’a tué était un Tibère et un Sardanapale.

benito.

Je lui dirai, moi, tout ce qu’on voudra.

antona.

Et tu ajouteras que nous prions le ciel pour qu’elle vive aussi long-temps que Mathusalem.

  1. Tout à l’heure le château d’Hélène s’appelait Miraflor. Maintenant il s’appelle Belflor. Il paraît que ce château avait deux noms.
  2. Il y a ici un jeu de mots intraduisible sur pesame (j’ai du regret), un compliment de condoléance, et pesete (ayez du regret), espèce de malédiction. « Pourquoi veux-tu que je donne le pesame à la comtesse, puisque je ne regrette rien ?… Je lui donnerai le pesete. »