Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome II.djvu/296

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
256
LE GEÔLIER DE SOI-MÊME.

rais pas été obligé de m’enfuir comme un malfaiteur au fond de ces forêts. Combien je regrette que mon cheval, en se renversant et en roulant du haut de ces rochers, ne m’ait pas écrasé sous son poids ! Pourquoi faut-il qu’un miracle m’ait sauvé ?… Tu t’étonnes de mon langage ; mais considère donc ma position. D’abord je perds Marguerite, la belle et charmante Marguerite, cette fleur du ciel, cette étoile de la terre ! Puis nous voilà tous deux obligés de nous cacher au fond d’une forêt, et nos chevaux ont péri, et je suis couvert d’une armure qui peut d’un moment à l’autre me trahir ! Et si nous allons du côté de quelque habitation, et qu’on me voie et me reconnaisse, que n’ai-je pas à redouter ! Comment échapper à la colère du roi, qui vengera sans doute sur un prince infortuné la mort de son neveu, et les longues querelles qu’il a eues avec mon père ? Hélas ! c’est par suite de cette inimitié que je suis venu dans son royaume et que je me suis présenté à ces fêtes en taisant mon nom et mon rang. Que dis-je, ces fêtes ! je devrais plutôt dire cette funeste tragédie, à laquelle ont commencé mes malheurs !

roberto.

Je considère tout cela, monseigneur, je vois votre position telle qu’elle est, sans m’abuser ; et cependant, je le répète, mieux vaut cela cent fois que la mort. — Il y a un moyen de sortir d’affaire.

frédéric.

Et comment ?

roberto.

Le voici. — Personne ne nous connaît, personne ne vous a vu à Naples. Eh bien ! cachez votre armure dans cette forêt, en la couvrant de branches d’arbres et de feuilles ; et allez au village le plus rapproché, en disant que les brigands qui infestent ces bois vous ont enlevé tout ce que vous aviez, en vous dépouillant même de vos vêtemens. Vous obtenez par là que vous échappez infailliblement à toutes les recherches, et que vous acquérez la sympathie de ces braves gens. — Moi, après vous avoir laissé en lieu sûr, — j’irai à la cour secrètement, je m’informerai de tout ce qui intéresse votre amour, et je recueillerai vos joyaux, afin que nous en tirions parti dans notre dénuement.

frédéric.

Ah ! combien je serais plus à plaindre si le sort ne m’eût pas laissé un ami si fidèle ! il me devait ce dédommagement !… D’après ton conseil, je vais laisser cette armure dans la forêt. En me voyant à demi nu, ces durs rochers eux-mêmes éprouveront de la compassion, les habitans de ces contrées seront émus de pitié, et moi, en feignant de me plaindre de ma fausse misère, je pourrai gémir sur des malheurs trop réels[1].

  1. Littéralement : Comme celui qui a une douleur qu’il veut tenir secrète, quand il en sent les atteintes, il feint une autre douleur pour pouvoir se plaindre de la véritable.