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NOTICE.

et j’en ai eu des regrets jusqu’à l’âmr, surtout après sa mort, lorsque d’autres femmes que j’avais épargnées m’eurent appris qu’elle était la sœur du capitaine Malech. Et en effet il se voyait bien que c’était une femme de condition, à ses habits, à ses bracelets, à ses pendans d’oreilles, que je lui enlevai après sa mort. Je lui laissai seulement sa chemise, quoique non moins riche, afin qu’elle ne demeurât point toute nue. Elle était brodée de soie verte. D’autres soldats voulurent la lui enlever, mais je les en empêchai. Le regret que j’eus de l’avoir tuée fut fort grand, parce que c’était l’une des plus belles femmes qu’il y eût au monde. Tous ceux qui la voyaient me chargeaient de malédictions, disant : « Malheur au vilain, à l’indigne soldat qui peut ôter du monde une telle beauté ! » C’était au point que des soldats, et même des capitaines, venaient l’admirer, et l’un disait : J’en aurais bien donné cinq cents ducats ; l’autre : Si je l’avais rencontrée, je l’aurais offerte au roi : lui seul est digne d’un tel présent. Et véritablement, camarade, à la voir morte, couchée par terre, avec cette chemise brodée, avec ces cheveux blonds comme des fils d’or épars sur son sein, elle semblait un ange. Un fameux peintre qui est ici à l’armée, dans la compagnie du capitaine Bertrand de la Peña, lequel fut tué à ce même assaut, passa un jour entier à faire son portrait, et il est d’une ressemblance qui étonne. On lui en a offert jusqu’à trois cents ducats ; il ne s’en est pas plus soucié que de trois cents maravédis… J’ai toujours sur le cœur le souvenir de cette pauvre infortunée. »

Tuzani avait été fort attentif au récit, du chrétien ; il reconnut que c’était lui qui avait tué sa dame, et toutes les paroles par lesquelles le soldat avait vanté les appas de sa victime étaient autant de poignards aigus qu’il enfonçait dans le cœur du More. Celui-ci disait en lui-même : Traître, tu payeras cette mort, ou je ne serais pas Tuzani. Enfin il fut tellement ému qu’à mesure que l’autre parlait il pâlissait, au point que les autres soldats s’en aperçurent et l’avertirent. Il revint à lui et demanda au soldat s’il avait conservé quelque chose des dépouilles de la Morisque : « Il ne m’en reste rien, répondit celui-ci, que les pendans d’oreilles et une bague ; j’ai vendu le reste à Baza ; et si je trouvais aujourd’hui qui voulût m’acheter ces bijoux, je m’en déferais volontiers pour essayer si j’aurais la main heureuse au jeu. — Je les achèterai, dit Tuzani, et si nous sommes d’accord je les porterai à Velez le Blanc, pour les montrer à une de ses sœurs, qui est esclave du marquis. — Vous n’avez qu’à venir à ma baraque voir s’ils vous conviennent. — Volontiers, partons. »

Ils se rendirent ensemble au campement du soldat, qui tira de son sac deux pendans d’oreilles et une bague que Tuzani reconnut à l’instant pour les avoir vus cent fois à sa dame ; il ne put s’empêcher de soupirer douloureusement, et les larmes lui vinrent aux yeux. Il se contint cependant. Ayant acheté les bijoux, et les ayant serrés dans son sein, il proposa au soldat d’aller se promener avec lui dans les environs d’Andarax. Lorsqu’ils furent un peu éloignés du village, Tuzani demanda au soldat : « Si je vous montrais le portrait de cette Morisque que vous avez tuée, le reconnaîtriez-vous ? — À l’instant même, répondit le soldat ; elle ne sort pas de ma mémoire ; il me semble qu’il n’y a pas une heure que je l’ai tuée. » Tuzani tira alors de sa poche un portrait en lui disant : « Était-ce par hasard celle-là ? » Le soldat la reconnut aussitôt ; et dit : « C’est elle-même, je suis émerveillé de la voir. » Le More s’écria alors : « Dis-moi, homme sans honneur, soldat infâme, pourquoi égorgeas-tu cette beauté ? Apprends qu’elle était tout mon bien, que je devais m’unir à elle, que ton crime a détruit toutes mes espérances de bonheur. Il faut que je la