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À OUTRAGE SECRET VENGEANCE SECRÈTE

milieu de la dispute, des cris, du tumulte, celui qui a reçu le démenti ne l’a pas entendu. Depuis, un ami de ce dernier ayant appris la chose et voyant que l’on blâme son ami, me demande — s’il y a devoir pour lui de dire franchement à l’autre ce qui en est ; d’autre part, s’il convient qu’il laisse en souffrance la réputation de son ami, puisqu’il est insuffisant à le venger ? — S’il se tait, il l’outrage ; s’il l’avertit, il l’outrage peut-être également… Lequel vaut mieux, don Lope, qu’il l’avertisse ou qu’il se taise ?

don lope.

C’est là-dessus que vous désirez mon avis ?

don juan.

Oui, don Lope, je tiens beaucoup à l’avoir.

don lope.

Laissez-moi réfléchir un instant. (À part.) Ô mon honneur ! ne t’effarouche pas, car il ne faudrait qu’une inquiétude de plus pour bouleverser et anéantir ma raison… — Sans doute que don Juan m’interroge d’une manière détournée sur un sujet qui me regarde. Il a donc vu quelque chose de fâcheux. Dois-je l’engager à me le révéler ? non. — (Haut.) Tout bien considéré, don Juan, puisque vous voulez mon opinion, il me semble qu’un homme ne peut pas être en même temps outragé et ignorant de son outrage. Quand un homme dissimule son offense afin de ne la pas venger, c’est qu’il se sent coupable au fond… Dans un cas aussi grave que celui que vous me soumettez, on n’a rien à reprocher à l’homme qui ne sait pas l’insulte qu’on lui a faite… Tout ce que je puis dire de moi, c’est que si un de mes amis, le meilleur de mes amis, comme vous, par exemple, venait me faire une pareille confidence, le premier sur qui je me vengerais, ce serait lui ; car il est cruel, atroce, de jeter au visage d’un homme ces mots : « Vous n’avez point d’honneur ! » Eh quoi ! mon meilleur ami aurait le droit de me donner le plus grand chagrin !… Oui, j’en atteste Dieu qui m’écoute, si moi-même je m’étais dit cela, je me donnerais la mort à moi-même ; et pourtant je suis, moi, le meilleur de mes amis !

don juan.

Je vous remercie du conseil. Je le donnerai à l’ami qui m’a consulté, en lui recommandant de se taire. — Demeurez avec Dieu.

Il sort.
don lope.

Il est évident qu’il s’agissait de lui et de moi, et qu’il connaît l’infidélité de Léonor… Eh bien ! lui qui sait mon affront, il saura aussi ma vengeance, et le monde la saura. — Assez, mon honneur ! Celui qui en est venu à soupçonner n’a pas besoin d’en venir à croire, ni d’attendre que le mal soit arrivé. — Puisque son inconstance nourrit un si méprisable espoir, je retournerai là-bas, je l’observerai en silence, et au premier signe de sa trahison je ferai de ma vengeance un enseignement.