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À OUTRAGE SECRET VENGEANCE SECRÈTE

prudent, si, dans des circonstances aussi délicates, un homme peut se conseiller !… — Que ne puis-je me partager en deux parties pour trouver, d’un côté du moins, le repos qui me fuit !… — Mais non : que ne puis-je plutôt séparer mon être physique de mon être moral et sensible, afin que d’une part ma bouche pût se plaindre à loisir sans que mon cœur le sût, ou que mon cœur pût se rassasier à son gré de sa douleur, sans que ma bouche la révélât !… Ne puis-je, sans assister à ce débat cruel, m’accuser seul avec moi-même, et seul avec moi-même me défendre !… — Devenu lâche aujourd’hui autant que j’étais jadis intrépide, j’ai honte et je rougis de moi… — Eh quoi ! est-ce bien moi qui pense et parle de la sorte ?… Ah ! faut-il que l’honneur ait cent yeux pour voir et cent oreilles pour entendre ce qui le blesse, et qu’il n’ait qu’une langue pour se plaindre de ce qu’il a vu et entendu ?… Que n’est-il aveugle et sourd, au contraire, et plus puissant à s’exprimer, s’il est vrai que souvent un cœur infortuné, fatigué par un si rude assaut, se brise et éclate comme une mine en fureur ?… — Plaignons-nous donc maintenant, plaignons-nous. — Mais je ne sais par où commencer… Moi qui ai toujours vécu irréprochable dans la guerre et dans la paix, je ne m’attendais pas à être jamais offensé, et j’ignore le langage de la plainte. Il ne prend pas de précautions celui qui croit n’avoir rien à craindre… — Ma langue oserait-elle dire ce que j’ai ?… Ah ! qu’elle se retienne ; qu’elle ne prononce pas, qu’elle n’articule pas mon affront, car elle serait bientôt châtiée par ma mort. Étant moi-même l’offenseur et l’offensé, je vengerais moi-même mon injure… — Qu’elle ne dise donc pas que j’ai de la jalousie… — Le mot m’est échappé ; je n’ai pu le retenir, et je ne puis le renvoyer au fond de mon sein d’où il est parti, ce mot fatal qui, comme un poison mortel, me consume et me dévore… Jamais serpent n’a péri dans son propre venin, et c’est ma bouche, à moi, qui a distillé le venin qui me tue… — Moi, jaloux, ai-je dit !… Que Dieu me soit en aide ! Quel est ce cavalier castillan qui, planté devant ma porte et cloué devant ma fenêtre, se montre à moi incessamment comme une vivante statue ?… Il la suit partout, dans la rue, à la promenade, à l’église, toujours tourné vers elle, de même que l’héliotrope vers le soleil, comme s’il voulait aspirer et boire les rayons de mon honneur… Pourquoi, — Dieu me soit en aide ! — pourquoi Léonor m’a-t elle accordé si aisément la permission de m’éloigner ? et d’où vient que non seulement elle m’a accordé cette permission, mais que, d’un visage joyeux, elle m’a tenu des discours tels qu’ils m’obligeraient à partir, alors même que je n’en aurais pas eu le dessein ?… — Et pourquoi enfin, — Dieu me soit en aide ! — pourquoi don Juan de Silva m’a-t-il dit, lui, de ne pas partir, de rester ?… N’eût-il pas été plus convenable, plus conforme à la raison, que mon ami et mon épouse eussent exprimé chacun l’avis contraire ? N’eût-il pas mieux valu qu’ils eussent changé de rôle, que don Juan