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À OUTRAGE SECRET VENGEANCE SECRÈTE

un affront ? ou pourquoi du moins ne l’excuse-t-elle pas quand il s’en venge ? N’y a-t-il pas une folle contradiction à le punir en même temps et de l’outrage qu’il endure et de la vengeance qu’il en tire ?… — Je suis arrivé aujourd’hui à Lisbonne ; mais si mal vêtu, si pauvre, que je n’osais y entrer… — Telles sont mes aventures. Je cesse de m’en plaindre désormais ; je suis même tenté de m’en réjouir, puisque je leur dois de vous revoir… Je vous serre dans mes bras mille et mille fois et bien tendrement, si un homme aussi infortuné est digne encore, illustre don Lope d’Almeyda, de cette grâce, de cet honneur !

don lope.

J’ai écouté votre histoire avec l’attention qu’elle mérite, don Juan de Silva, et tout bien considéré, j’estime qu’il n’y a pas une âme qui vive, quelque délicate et subtile qu’elle soit, qui puisse trouver en vous la moindre chose à reprendre. Quoi homme n’est pas soumis, dès sa naissance, à l’inclémence du temps et aux rigueurs de la fortune ? quel homme est libre d’empêcher qu’une langue ennemie ne lance sur lui son venin ?… Non, personne ici-bas ne peut s’appeler heureux, si ce n’est celui qui sort d’affaire ainsi que vous, après avoir châtié un insolent et en conservant son honneur sain et sauf. Donc, mon cher don Juan, ne vous affligez plus ; que ces noires pensées et ces sombres souvenirs cessent enfin d’obscurcir le lustre de votre antique honneur, et qu’on voie aujourd’hui en notre amitié la vertu de ces plantes qui, chacune séparément, sont un poison funeste ; mais qui, mêlées ensemble, se corrigent et se neutralisent de telle sorte qu’elles deviennent alors un breuvage salutaire. Vous avez du chagrin… moi j’ai de la joie ; mettons en commun nos sentimens, tempérons votre tristesse par mon contentement, mon plaisir par votre peine ; arrangeons-nous si bien que le chagrin ou la joie ne puisse tuer aucun de nous[1]… Je me suis marié en Castille par procuration, je dirais avec la femme la plus belle, si la beauté n’était pas la moindre qualité que l’on doive chercher en celle que l’on prend pour épouse ; mais avec la femme la plus noble, la plus riche, la plus sage et la plus vertueuse ; vous ne sauriez rien imaginer d’aussi accompli ; elle se nomme doña Léonor de Mendoza. Mon oncle, don Bernard, doit arriver aujourd’hui avec elle au village qu’on appelle Aldea-Gallega, où j’irai moi-même à sa rencontre, habillé comme pour une fête, ainsi que vous voyez. Elle est attendue là par une jolie barque galamment pavoisée, et qui sans doute accuse de lenteur les ailes légères du temps. Ce qui augmente mon bonheur, c’est de vous voir de retour, mon cher don Juan. Ne vous tourmentez pas, ne vous inquiétez pas d’être pauvre, je suis riche ; ma maison, ma table, mes chevaux, mes valets, ma vie, mon

  1. Calderon s’est servi de la même pensée dans la pièce intitulée Peor está que estaba, De mal en pis.