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MAISON À DEUX PORTES.

blier une chose, le tourment qu’on se donne pour l’oublier vous la rappelle ; ainsi, quand on cherche à s’endormir, bon gré mal gré, les efforts qu’on fait pour s’endormir chassent plus loin le sommeil : ainsi, quand on trouve dans un livre quelques lignes effacées, par cela seul qu’elles sont effacées, on est d’autant plus curieux de les lire. De même cette précaution de mon frère, Laura, a éveillé en moi un vif désir de voir si notre hôte était aussi distingué d’esprit que de figure, ce à quoi je n’aurais pas songé peut-être sans la défense de mon frère. Les hommes ont pour eux les majorats ; nous, la curiosité de la première femme a été notre partage. Donc, afin de pouvoir lui parler plus à mon aise sans qu’il sût qui lui parlait, un matin, de bonne heure, je suis sortie et je me suis rendue, en compagnie de Silvia, vers ce bouquet de peupliers qui est sur la route d’Aranjuez, près du couvent. Il devait passer par là. Il est venu en effet, je l’ai appelé, et nous avons causé ensemble. Depuis, nous nous sommes revus là deux ou trois fois… Tu t’imagines d’après cela, Laura, que j’ai quelque secret penchant pour ce noble cavalier ; cela est possible, mais ce n’est pas là ce qui m’inquiète ; ce qui m’inquiète, le voici. Ce matin, tandis que je me tenais entre la porte et la tapisserie dont je te parlais tout-à-l’heure, j’ai entendu que notre hôte racontait en détail à mon frère notre aventure. Heureusement que Celia, — je puis le dire devant elle, — est venue les interrompre. Mais je n’en suis pas quitte pour ce premier péril. Notre hôte peut d’un moment a l’autre achever sa confidence, et mon frère, à qui il a déjà dit mes craintes d’être reconnue et ma disparition subite près de la maison, et à qui il a promis de me dépeindre, pourrait aisément me deviner. C’est pourquoi, Laura, il est essentiel, tu le vois, que je parle à ce jeune homme, afin de prévenir une indiscrétion qui me perdrait. À cet effet, je lui ai dépêché Silvia avec un billet de moi, où je lui dis qu’il me vienne voir dans cette maison, où je demeure.

laura.

Tu agis un peu légèrement avec moi, ce me semble.

marcela.

Pardonne-le-moi, je t’en prie, ma bonne Laura

laura.

Non, vraiment, cela n’est pas bien ; tu abuses un peu des droits de l’amitié. Avant d’écrire à ce jeune homme pour lui donner rendez-vous ici, tu aurais dû réfléchir que cela compromet ma renommée.

marcela.

J’ai bien réfléchi à tout, et je t’assure que tu n’as rien à craindre. Ce n’est pas moi qui aurais voulu t’exposer à rien de fâcheux, même pour mon amour, même pour mon honneur.

laura.

Cependant ce jeune homme, en venant ici…