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JOURNÉE I, SCÈNE II.

vez aussi que la science dont je m’occupe le plus, et pour laquelle je professe le plus d’estime, ce sont les mathématiques, science au moyen de laquelle j’enlève au temps et à la renommée le privilège de m’apprendre les choses encore inaccomplies ou inconnues ; car lorsque je vois présentes sur mes Tables[1] les nouveautés des siècles futurs, n’est-ce pas comme si j’accompagnais le temps lui-même dans sa marche éternelle ? (Montrant le ciel.) Cette voûte azurée, sur laquelle se promènent mes yeux, que le soleil illumine de ses rayons et que la lune éclaire la nuit d’une douce lumière, ces orbes de diamant, ces globes de cristal, ces astres, ces étoiles, voilà la plus chère étude de ma vie, voilà le livre précieux sur lequel le ciel a tracé clairement en lettres d’or notre destinée à tous, soit heureuse, soit malheureuse. Ces livres, je les lis aujourd’hui avec tant de facilité, qu’avec mon seul esprit et sans nul secours étranger, je les suis à toute heure dans leurs rapides mouvements… Mais plût au ciel qu’il ne m’eût pas été donné de les comprendre, et qu’ils eussent prononcé contre moi le trépas le plus affreux ! car ne vaut-il pas mieux pour un infortuné mourir prématurément dans une sanglante tragédie, que de trouver sa perte dans sa propre science, et de devenir ainsi l’homicide de lui-même ?… Vos regards me demandent le sens de ces paroles ; je vais vous l’expliquer, en requérant de nouveau votre silence et votre attention. — De Clotilde, mon épouse, j’ai eu un fils infortuné, dont l’enfantement fut accompagné d’étranges prodiges. Sa mère, lorsqu’elle le portait dans son sein, — triste sépulture des hommes qui précède la vie de même que l’autre suit la mort, comme si Dieu nous eût voulu placer entre deux tombeaux, — sa mère, en dormant, avait rêvé mille fois qu’il sortait de ses flancs un monstre à figure humaine, impétueux et farouche, qui en naissant lui donnait la mort. Le jour de l’accouchement arriva, et le présage s’accomplit ; car ces songes, que le ciel nous envoie, pourvu qu’on sache les interpréter, ne nous trompent jamais. Au moment où l’enfant naquit et où fut tiré son horoscope, le soleil, taché de sang, venait de provoquer la lune au combat ; les deux astres luttèrent avec un acharnement sans égal ; et à la un l’on vit l’éclipse la plus complète, la plus horrible que le soleil ait subie depuis celle qui signala la mort du Christ. On eût dit que cet astre était arrivé à son dernier paroxysme, et qu’il allait disparaître à jamais dans ce sombre incendie. Les cieux s’obscurcirent, les édifices tremblèrent sur leur base, les nuées laissèrent tomber une pluie de pierres, et les fleuves coulèrent rougis de sang… C’est au milieu de tous ces prodiges que naquit Sigismond ; et en naissant il montra ce qu’il serait, puisqu’il donna la mort à sa mère, lui témoignant ainsi sa reconnaissance. Pour moi, j’interrogeai mes livres, je consultai les astres, et là je vis que Sigis-

  1. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il s’agit de tables astronomiques.