Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/108

Cette page a été validée par deux contributeurs.
74
LE MÉDECIN DE SON HONNEUR.

et cela n’est vrai que pour les personnages secondaires. Ainsi l’Infant, c’est le jeune homme qui aime, peu scrupuleux, décidé, hardi ; don Diègue, c’est le vieillard réservé et prudent ; don Arias, c’est le cavalier espagnol, ardent, brave, dévoué à son prince ; Jacinthe, c’est la duègne ou la suivante toujours prête à favoriser les amours de sa maîtresse. Mais les personnages principaux, quoiqu’ils manquent peut-être de nuances (car le talent caractéristique ne peut pas s’exercer à loisir dans un drame d’intrigue et de passion), sont à notre avis bien individualisés. Ainsi doña Léonor, qui préfère la vertu à la réputation, qui est subtile et dévote, qui déteste mais estime l’homme qui l’a quittée, n’est pas un caractère général. — Doña Mencia non plus ; elle est faible et coupable, mais honnête au fond. Cette jalousie, véritable ou feinte, qu’elle témoigne à son mari un moment après la sortie de l’Infant, annonce chez Calderon une connaissance profonde du cœur féminin. — Le rôle de don Gutierre abonde en traits caractéristiques. Nous n’en citerons qu’un seul : c’est que, malgré sa loyauté, don Gutierre a, sur un simple soupçon, abandonné la femme à laquelle il avait promis sa main. — Enfin le roi don Pèdre, frère de Henri de Transtamarre, qu’en France nous avons surnommé le Cruel et auquel les Espagnols ont donné le surnom de Justicier, nous apparaît ici plein d’une grandeur et d’une vigueur qui ne sont qu’à lui, avec sa sévérité presque féroce et son terrible amour de la justice. Calderon avait sans doute une secrète prédilection pour ce prince ; car dans plusieurs de ses comédies il lui fait jouer un très-beau rôle ; il l’y représente toujours comme une sorte de Destin espagnol qui récompense ou châtie les autres personnages de la pièce, en les jugeant du point de vue de l’honneur. — Quant au Gracioso, cette fois il s’harmonise on ne peut mieux avec le reste de l’ouvrage. Il n’appartenait qu’à un artiste de génie d’imaginer ce contraste entre le bouffon et le roi don Pèdre, et de rendre le premier plus sérieux et plus triste à mesure que le drame tourne au tragique.

Bien que l’action se passe vers le milieu du quatorzième siècle, les mœurs du Médecin de son honneur sont en général les mœurs espagnoles du dix-septième. Remarquons, cependant, que si les rois d’Espagne, au moyen âge, n’avaient qu’un pouvoir politique très-limité, ils avaient, dans leurs rapports civils ou privés avec leurs vassaux, un pouvoir à peu près sans bornes ; les chroniques et les vieilles romances espagnoles sont là pour l’attester.

Encore un mot. Avant Calderon, un poète de la génération précédente, un contemporain de Cervantes et de Lope, le célèbre Tirso de Molina avait traité sous le titre du Jaloux prudent (el Zeloso prudente) un sujet qui a quelque analogie avec le Médecin de son honneur. Calderon ne s’est point fait scrupule de lui emprunter plusieurs détails de sa pièce, et, en particulier, le monologue de don Gutierre, scène troisième de la seconde journée. Mais, sans méconnaître le haut mérite de Tirso, qui a la gloire d’avoir créé le type de don Juan, Calderon, en lui faisant cet emprunt, aurait pu dire comme Molière en semblable circonstance : « Je prends mon bien où je le trouve. »