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DU BUDDHISME INDIEN.

que les versions tibétaines sont postérieures au développement complet des grandes sectes buddhiques. Je vais citer maintenant un mot qui appartient en propre à la langue brâhmanique, et que les interprètes du Tibet ont traité avec une liberté faite pour embarrasser un lecteur européen. Dans un texte fort remarquable où le fondateur du Buddhisme veut établir la supériorité de la morale sur l’accomplissement des devoirs religieux, il apprend à ses disciples que les maisons où les enfants honorent leur père et leur mère sont aussi saintes que si Brahmâ, un précepteur spirituel, le Dieu de la famille et le feu domestique se trouvaient au milieu d’elles. Or, dans cette énumération, qu’on lira plus bas sous la forme même que lui a donnée le texte, paraît le mot Âhavanîya, qui est un terme spécial chez les Brâhmanes, et dont le sens ne peut être douteux : c’est, on le sait, d’après Manu, le feu consacré qui est allumé au foyer domestique et préparé pour les oblations ; c’est, en mot, le feu du sacrifice[1]. L’étymologie et l’emploi du terme sont ici entièrement d’accord, et le doute n’est pas plus possible sur l’une que sur l’autre. Mais comment les interprètes tibétains ont-ils traduit ce terme ? Par une expression composée de trois mots : kun-tu sbyin-pahi os-su-gyur-ba, qui d’après les dictionnaires existants ne signifie autre chose que « devenu digne de l’aumône complète[2]. » Peut-être un Tibétain sait-il retrouver ici, grâce au sentiment qu’il a de sa langue et à l’usage fréquent qu’il fait de ce terme, la signification figurée de feu du sacrifice ; car en substituant le mot d’offrande à celui d’aumône, on arrive, quoique d’une manière détournée, à cette idée même, et la locution tibétaine revient alors à celle-ci : « ce qui est devenu digne de l’offrande complète, » c’est-à-dire « le feu préparé pour l’offrande. » Je le demande cependant à tout lecteur impartial, ce terme n’est-il pas en lui-même moins parfait et plus obscur que le mot sanscrit original Âhavanîya, dont la signification, outre qu’elle est déterminée avec précision par de bons lexiques, est justifiée par la valeur parfaitement reconnaissable des éléments qui le composent ? Ici encore je doute qu’il soit bien facile à un lecteur européen de remonter de l’expression tibétaine au terme sanscrit, et cependant c’est à ce terme même qu’il faut revenir, si l’on veut connaître le sens véritable du passage où il se trouve.

Ce que je viens de dire s’applique également aux noms propres, qu’il est d’ordinaire difficile de reconnaître dans les versions tibétaines, parce que leurs auteurs traduisent tous les éléments dont ces noms sont composés. Je me contente d’en citer ici un exemple, celui de tous qui reparaît le plus souvent,

  1. Mânava dharma çâstra, I. ii, st. 231.
  2. Bkah-hgyur, sect. Mdo, vol. ha ou xxix, f. 413 a.