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INTRODUCTION À L’HISTOIRE


eussent eu une existence véritable. On ne sait encore rien, il est vrai, de Djayaçrî ni de Djinaçrî, les derniers narrateurs du poëme ; mais nous avons déjà fait remarquer que le roi Açôka et le sage Upagupta, qui sont très-célèbres dans la tradition du Nord, ont vécu longtemps après Çâkyamuni. J’ajoute encore qu’en annonçant l’apparition future de Religieux pervers, qui doivent, trois cents ans après Çâkya, altérer la pureté de la loi, notre poëme fait une prédiction dont l’effet est de le reporter dans un temps où le Buddhisme était sur son déclin. La rédaction d’ailleurs n’en est ni assez simple, ni assez dégagée de tout développement mythologique, pour qu’on le place au rang des livres dépositaires de la tradition la plus ancienne. Le saint Avalôkitêçvara, à la louange duquel il a été écrit, est, ainsi que je l’ai montré plus haut, entièrement inconnu aux rédacteurs des Sûtras et des légendes primitives. Il en faut dire autant de la formule magique de six lettres, qui n’est autre chose que la phrase si souvent citée, Om̃ maṇi padmê hum̃ ! Cette formule, que ne donne pas notre poëme, mais qui se lit deux fois dans la rédaction en prose, est tout à fait étrangère aux Sûtras primitifs. La présence de cette phrase singulière, dont l’existence se rattache si intimement, selon les Tibétains, à celle de leur saint Avalôkitêçvara, est un indice du même ordre que le développement de ce système mythologique, fondé sur la supposition d’un Buddha immatériel et primordial, dont j’ai parlé plus haut. Tout cela distingue nettement le Karaṇḍa vyûha, non-seulement des Sûtras primitifs, mais même des Sûtras développés ; et cependant l’argument que je tire aujourd’hui de ces éléments divers, pour établir la postériorité de ce poëme à l’égard des monuments de la littérature buddhique examinés jusqu’ici, ne se présente pas en ce moment avec toute la force qu’il doit recevoir plus tard de la comparaison que je compte faire de la collection sanscrite du Nord avec la collection pâlie du Sud.

La manière dont l’auteur du Karaṇḍa vyûha s’est approprié la légende relative au premier établissement des Indiens dans l’île de Sim̃hala précédemment nommée Tâmradvîpa ou Tâmraparṇa, est encore un indice que la rédaction en prose elle-même est moderne. La légende singhalaise du Mahâvam̃sa y est modifiée dans un dessein purement spécial et assez ridicule, celui de faire passer le chef des émigrants indiens, Sim̃hala, pour une ancienne forme de Çâkyamuni, et d’exalter le pouvoir surnaturel d’Avalôkitêçvara, qui se cacha sous l’apparence d’un cheval afin de le sauver. Si cette légende puérile était ancienne et commune à toutes les écoles du Buddhisme, on la retrouverait sans aucun doute dans le Mahâvam̃sa ce précieux recueil des traditions singhalaises. Mais quoique les détails de l’arrivée de l’Indien Sim̃hala sur la côte de Tâmraparṇa soient, dans le recueil singhalais précité, mêlés de