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car cette scène d’amour me rappelle mon jeune temps et l’époque où j’aurais donné tout mon sang pour pouvoir dire à Harry combien elle me semblait belle, et où je ne trouvais autre chose à lui dire que : « Voici un bon temps pour les moissons, miss. » Oui, c’est décidément un jeune homme et un fermier. Je ne serais pas étonné qu’il eût conduit lui-même la charrue.

Randal (qui vient de feuilleter le livre). Cette esquisse d’une nuit de Londres est d’un homme qui a vécu la vie des grandes villes et envisagé la fortune des yeux de la pauvreté. Ce n’est vraiment pas mal ! Je lirai ce livre.

— N’est-il pas singulier, dit en souriant le ministre, que ce petit livre se soit ainsi emparé de nos esprits et, en suggérant à chacun de nous des idées différentes, nous ait cependant tous charmés, ait donné un nouveau courant d’idées à notre stagnante vie de province, et ait réveillé en nous tout un monde intérieur auquel nous ne songions pas ? Un si petit ouvrage fait par un homme que nous ne connaissons pas et que nous ne connaîtrons peut-être jamais ! Voilà un talent qui est véritablement une puissance et une noble puissance !

— C’est vrai, dit Randal. » Et le soir, après s’être retiré, suspendant un moment ses plans et ses projets, il lut, comme cela lui arrivait bien rarement, sans se proposer aucun but à atteindre par sa lecture.

Il fut surpris d’y trouver autant de plaisir. L’ouvrage tirait son charme de la calme jouissance du beau où se complaisait l’auteur. On eût dit de quelque âme heureuse, se chauffant au soleil de ses propres pensées. La puissance en était si tranquille et si uniforme, qu’un critique seul pouvait s’apercevoir de la vigueur qu’il avait fallu à l’auteur pour se soutenir si haut, avec un effort si peu sensible. Là aucune faculté ne dominait tyranniquement les autres ; tout semblait harmonieux dans l’heureuse symétrie d’une nature pleine et complète. Et lorsqu’on fermait ce livre, il laissait au cœur une impression de chaleur douce et vivifiante. Randal le posa près de lui et, pendant cinq minutes, le but ignoble et mesquin auquel il appliquait sa propre intelligence lui apparut dans toute sa misère.

« Bast ! se dit-il en s’arrachant violemment à l’influence salutaire de sa lecture, ce n’était pas pour plaindre Hector, mais pour vaincre Achille, qu’Alexandre de Macédoine mettait Homère sous son oreiller. Tel doit être le véritable usage des livres pour ceux qui ont à conquérir le monde pratique ; bon pour les prêtres et pour les femmes de les comprendre autrement. »

Et le principe du mal rentra dans cette intelligence d’où était banni le guide de la bienfaisance.