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d’Allemagne. Il alla donc trouver M. Prickett et pria le bienveillant libraire de garder le jeune homme, de veiller sur sa conduite et de lui en donner de temps en temps des nouvelles. Le charitable Gallois s’associa au libraire pour payer le salaire de Léonard et lui laissa un trimestre d’avance.

Ayant donc pourvu à la sûreté de ses deux protégés, Hélène et Léonard, le docteur ne s’occupa plus que des préparatifs de son voyage. Il laissa à M. Prickett un petit billet pour Léonard ; ce billet contenait quelques courts avis et quelques consolations affectueuses, puis un post-scriptum l’informant que mistress Avenei ne savait rien de la découverte que lui, Léonard, avait faite, ajoutant que mieux valait la laisser dans cette ignorance. Il finissait en lui recommandant de faire dissoudre dans de l’eau six petits paquets de poudre et d’en prendre une cuillerée à thé toutes les quatre heures : c’était, disait-il, un remède souverain contre le désespoir et les sombres pensées.

Le lendemain soir, le docteur Morgan, accompagné de son malade favori au tic chronique, qu’il avait décidé à s’exiler avec lui, s’embarquait sur le bateau à vapeur faisant route vers Ostende.

Léonard reprit ses fonctions chez M. Prickett ; mais le changement qui s’était opéré en lui n’échappa pas au libraire. Toute sa naïve simplicité l’avait abandonné. Il était sombre, taciturne. Il semblait qu’il eût vieilli en quelques jours de plusieurs années. Le jeune villageois, qui rêvait la gloire et qui la contemplait avec ivresse sans s’en laisser éblouir, n’existe plus, c’est maintenant un homme privé des liens chers et sacrés de la famille, qui a la conscience de ses facultés puissantes, mais qui de tous côtés se trouve en face de barrières de fer ; il est seul en face de la dure réalité et de la dédaigneuse ville de Londres ; il entrevoit encore de temps à autre l’Hélicon qu’il a perdu ; là où il voyait la muse, il aperçoit comme une ombre pâle et mélancolique qui se voile la face de bonté, l’âme de sa triste mère, la mère de l’enfant sans nom. Dans la seconde soirée qui suivit le départ du docteur Morgan, au moment où Léonard allait quitter la boutique, il vit entrer un chaland tenant à la main un livre qu’il venait d’arracher au garçon occupé en ce moment à rentrer les volumes du dehors.

— Monsieur Prickett ! monsieur Prickett ! dit l’acheteur. Vous avez donc la prétention de me vendre huit shillings cet ouvrage en deux volumes ?

— Tiens ! monsieur Burley, s’écria le libraire, c’est vous ? Sans votre voix, je ne vous aurais jamais reconnu.

— Il en est de l’homme comme d’un livre, monsieur Prickett : le vulgaire ne regarde qu’à la reliure. Il est vrai que pour le moment je suis mieux relié que de coutume. »

Léonard regarda l’étranger, qui se trouvait alors sous le bec de gaz, et crut reconnaître sa figure. Il le regarda de nouveau. Oui, c’était bien le pêcheur qu’il avait rencontré sur les rives de la Brent, celui qui l’avait mis en garde contre le poisson perdu et la ligne rompue.