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le travail, le courage, l’ingénuité, de toutes les qualités qui, bien dirigées, font non-seulement le grand écrivain, mais le grand homme. Laissant de côté l’histoire de sa supercherie, pour s’attacher aux poèmes eux-mêmes, le jeune lecteur s’inclina devant leur beauté, saisi de terreur et d’admiration. Comme cet étrange enfant de Bristol adoucissait et harmoniait des matériaux grossiers et bigarrés en une mélodie simple ou sublime ! Il revint à la biographie, la relut ; il revit cet esprit fier, hardi et mélancolique, seul comme lui dans la grande cité. Il suivit sa triste existence, et le vit tomber dans la fange, les ailes brisées et souillées. Il reprit les derniers poèmes, tiraillés comme des œuvres écrites pour gagner du pain ; satires sans grandeur morale, articles politiques sans bonne foi. À cette lecture il frémit douloureusement ; et pourtant, dans ces œuvres mêmes, son âme de poète reconnut le feu divin qui brûlait incertain dans ce foyer. Mais, hélas ! combien différent de la flamme première ! Comme la sérénité et la joie avaient fui de ces œuvres où l’art se dégradait jusqu’au métier ! Puis arrivait rapide la catastrophe, la prison, le suicide, les manuscrits déchirés par le désespoir et épars autour du corps sur le plancher funèbre. Pensée horrible ! Le spectre de ce jeune Titan (tel qu’il était dépeint dans les notes marginales) avec son front superbe, son sourire cynique, ses yeux éclatants erra toute la nuit dans les rêves du jeune poète solitaire et déçu !


CHAPITRE LIII.

Le lundi suivant, le domestique du docteur Morgan ouvrit la porte à un jeune homme qu’il ne se rappela pas d’abord avoir déjà vu. Quelques jours auparavant Léonard Fairfield s’était présenté avec un visage bruni par un voyage salutaire ; ses yeux étaient clairs et sereins ; ses lèvres insouciantes trahissaient une naïve confiance. Aujourd’hui, ce n’était plus le même jeune homme ; il était pâle et défait, les lignes de ses joues révélaient déjà les pensées laborieuses et les nuits sans sommeil ; une profonde tristesse semblait répandue sur toute sa personne.

« Je viens à un rendez-vous, dit le jeune homme en voyant le domestique indécis.

— Monsieur vient d’être appelé pour un malade, veuillez attendre un moment, monsieur, » dit l’homme ; et il fit entrer Léonard dans une petite antichambre où il introduisit bientôt deux autres malades. C’étaient deux femmes, qui se mirent à parler très-haut ; elles troublaient Léonard dans ses réflexions misanthropiques. La porte, qui donnait dans le cabinet du docteur, était entr’ouverte ; ignorant que l’étiquette lui interdisait l’entrée de ce sanctuaire, il s’y réfugia pour