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que nous devons tous souhaiter d’atteindre. Mais, nous autres humbles prédicateurs, nous n’avons jamais pris sur nous de dire, avec le stoïcisme païen, que la vertu même soit sûre du bonheur ici-bas, quoique nous ne doutions pas que la vertu ne soit le meilleur moyen d’être heureux, tandis que toi, tu dis nettement que la science donne non-seulement la vertu d’un saint, mais encore la béatitude d’un Dieu. Devant les pas de ton idole, les maux de la vie disparaissent. À t’entendre, il suffit de savoir pour être exempt des fautes et des chagrins de l’ignorant. En a-t-il toujours été ainsi ? Supposons que tu répandes parmi la foule cette science qui n’a jamais été que le privilège d’un petit nombre ; les sages qui ont vécu ont-ils déjà été si infaillibles et si heureux ? Tu as supposé que ton épigraphe était une citation exacte de Bacon. Mais Bacon, qu’était-il lui-même ? Le poète te le dit :

Le plus grand philosophe et le plus décrié !


Espères-tu répandre dans la foule des gens de ta classe le lumineux savoir de cet homme si admirablement doué par la nature ? Supposons que tu y réussisses ! Qui te garantira la vertu et le bonheur que tu décernes au talent comme une conséquence certaine ? Vois Bacon lui-même ; quelle noire ingratitude ! quel misérable égoïsme ! quelle rampante servilité ! quelle pitoyable bassesse ! Le savoir, même dans sa forme et dans son type le plus élevé, est si loin d’assurer la vertu et le bonheur, qu’il n’est pas rare de trouver une grande culture intellectuelle unie à une grande corruption morale. (À Riccabocca.) Allons, ferme, attaquez de votre côté !

Riccabocca. Cette union de la science et du vice est aussi remarquable dans les siècles que dans les individus. Pétrone nous peint une société qui ferait rougir le démon le plus éhonté ; et cela au sein d’une société plus civilisée sous le rapport de l’intelligence que celle qui produisit Régulus ou les Horaces. Les siècles les plus instruits de l’Italie moderne sont précisément ceux qui étalèrent les vices les plus hideux et les plus raffinés.

Léonard (se levant, en proie à une grande agitation et joignant les mains) : Je ne puis discuter contre vous, lorsque vous épuisez contre ma faible science toutes les ressources d’une instruction dont la source m’a été complètement fermée jusqu’ici. Mais je sens que le bouclier doit avoir une autre face, quoique vous ne m’accordiez pas que ce bouclier soit d’un pur métal. Et d’ailleurs, si c’est ainsi que vous parlez du savoir, pourquoi m’avez-vous encouragé à étudier ? »