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plaisanterie, brochure dont l’accent était si doux et si paternel qu’il eût fallu avoir bien autrement d’expérience que n’en avait Lenny pour s’apercevoir qu’il y avait un fleuve de sang à traverser avant d’avoir le moindre espoir de mettre le pied sur les rives fleuries où l’écrivain vous conviait au repos ; brochures qui fardaient les joues du pauvre christianisme, le couronnaient d’innocents narcisses et lui faisaient danser un pas de zéphyr dans le ballet pastoral où saint Simon joue du chalumeau aux brebis qu’il tond.

C’était avec une de ces brochures que Lenny assaisonnait son morceau de pain et ses radis, quand Riccahocca, penchant sa longue figure basanée sur l’épaule du jeune homme, s’écria brusquement :

« Diavolo, mon ami, qu’as-tu donc là ! donne-moi ça que je le voie, s’il te plaît ? »

Léonard se leva respectueusement, il remit en rougissant la brochure à Riccabocca.

Le philosophe lut la première page attentivement, la seconde un plus rapidement et ne fit que parcourir le reste. Il avait étudié une série trop variée de problèmes politiques pour n’avoir pas, lui aussi, passé sur ce vénérable pons asinorum du socialisme duquel Fourier et Saint-Simon crient à tue-tête qu’ils sont arrivés aux dernières limites de la science.

« Tout cela est vieux comme le monde, dit Riccabocca d’un ton peu respectueux, mais le monde existe encore et ceci s’en va où va cette fumée, ajouta le sage en montrant le nuage qui s’échappait de sa pipe. As-tu jamais lu les Erreurs d’optique, de sir David Brewster ? Non… Eh bien ! je te le prêterai. Tu y liras l’histoire d’une dame qui voyait toujours un chat noir devant son foyer. Ce chat noir n’existait que dans son imagination, mais l’hallucination n’avait rien que de naturel et de raisonnable, hein ?… qu’en dis-tu ?…

— Mais ! dit Léonard, qui ne saisissait pas la pensée de l’Italien, je ne vois pas que ce fût naturel et raisonnable.

— Mais si, mon ami, parce qu’au moins les chats noirs sont chose possible et connue. Mais qui a jamais vu au monde une communauté d’hommes tels que ceux qui s’assoient au foyer de MM. Owen et Fourier ? Si l’hallucination de la dame n’était pas raisonnable, que dirons-nous de l’esprit qui croit à de pareilles visions ! »

Léonard se mordit les lèvres.

« Mon cher garçon, dit Riccabocca avec bonté, le seul résultat certain et palpable auquel te conduiraient ces écrivains-là se rencontre au premier pas : c’est ce qu’on appelle généralement une révolution. Je sais ce que c’est qu’une révolution, j’en ai traversé une. »

Léonard leva les yeux vers son maître d’un air de profond respect et de vive curiosité.

« Oui, ajouta Riccabocca, et la physionomie, sur laquelle le jeune homme dirigeait ses regards, quitta l’air railleur et goguenard qui lui était habituel pour s’animer d’une expression de noblesse et d’héroïsme, oui, mon enfant, et ce n’était pas une révolution entreprise pour des chimères, mais pour une cause que les plus indifférents eux-