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règle et à la mesure. Je portais dans mon cœur une blessure cicatrisée, mais incurable : la conscience du mal fait à ce cœur qui s’était reposé sur le mien, le souvenir éternel et douloureux de mon Alice à jamais perdue, me faisaient frémir à la pensée d’affections nouvelles, qui me légueraient de nouveaux chagrins. Plongé dans un orgueilleux égoïsme, je ne désirais pas étendre mon empire sur un rayonnement plus vaste que celui de mon intelligence et de mes passions personnelles. Je renonçai à cette convoitise mercantile du bonheur qui hasarde les trésors de la vie sur une barque exposée à tous les vents déchaînés sur l’océan du destin. Je me contentai de l’espoir de passer ma vie seul, respecté, mais sans amour. Lentement et malgré moi je cédai aux charmes de Florence Lascelles. L’heure qui scella notre mutuelle promesse fut pour moi un moment plein de regret et d’effroi. En vain je cherchais à me faire illusion, je sentis que je n’aimais point. Et alors je m’imaginai que je n’étais plus capable d’amour, que j’en avais épuisé les trésors avant le temps, et que mon cœur n’avait plus rien à donner. Ce ne fut qu’à la fin, ce me fut que lorsque cette âme admirable s’épanouit dans toute sa splendeur, à mesure qu’elle se rapprochait de la source de lumière à laquelle elle est maintenant retournée, que je sentis de quelle tendresse elle était digne, de quelle tendresse j’étais capable. Elle mourut, et l’univers s’assombrit pour moi ! Toute énergie, toute ambition, tous desseins d’autrefois furent sacrifiés sur sa tombe. Mais, au milieu de ces ruines et de ces ténèbres, mon âme me soutenait encore ; je ne pouvais plus espérer, mais je pouvais souffrir ; j’avais décidé dans mon âme que je ne serais pas vaincu, que le monde n’entendrait pas mes gémissements. Dans des régions étrangères et éloignées, parmi des hordes qui ne comprenaient même pas mon langage, au milieu des déserts et des forêts que n’avaient jamais foulés les pas de l’homme civilisé, avec ses douleurs et ses rêves, partout je luttais contre mon âme, comme le patriarche antique luttait contre l’ange, et à la fin l’ange demeura victorieux ! Vous ne vous abusez pas sur mon compte ; vous savez que ce ne fut pas la mort de Florence seule qui opéra en moi cette terrible révolution ; mais avec cette mort, le dernier reflet de splendeur disparut pour moi de la face des choses qui m’avaient semblé belles naguère. Son amour était de ceux qui encoura-