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LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[1]

XI 

Trente-cinq ans.


Albert Jauray est musicien de son état, il recommence Wagner — en le complétant — au reste, il a du talent. La grosse Emilia, qui a un goût peu dissimulé, mais malheureux pour sa blême figure de prêtre intelligent, ses cheveux plats, sa grande silhouette courbée de lassitude, me l’a présenté à un concert. Jauray était assis derrière moi, et en me retournant je trouvai toujours ses yeux vigilants prêts à rencontrer les miens. Le concert fini, comme il faisait un joli temps de gel, sec et léger, Émilia, qui étouffe dans sa graisse, proposa de marcher un peu pour s’aérer. Et le musicien nous accompagnant, nous partîmes le long de la Seine, au milieu de la vaine et attristante animation des soirs de dimanches. Jauray m’intéressa vite par son habileté à découvrir dans les choses des aspects inattendus. Il avait une diction ralentie et pesante qui agaçait d’abord, puis qui prenait, par l’autorité qu’elle communiquait à ses paroles. Il fabriquait sans cesse des idées, de bizarres idées tourmentées, déformantes, qui ne laissaient rien de sa forme conventionnelle à ce qu’elles touchaient. Sa conversation irritait l’esprit et le sollicitait à un fonctionnement plus actif. En me quittant, sur le ton de prédication qu’il gardait pour dire les mots les plus ordinaires, il exprima qu’il se jugeait bien heureux de m’avoir connue, et il accentua cette formule d’un drôle de regard qui, à peine posé, disparut sous cet abaissement de paupières qui s’enseigne dans les séminaires en même temps que la Somme de saint Thomas.

À partir de ce jour-là, je rencontrai souvent Jauray dans des maisons où on l’accueillait avec des exclamations de surprise joyeuse : comment, c’était lui, le sauvage sur qui on ne pouvait jamais mettre la main ! Des dames pleines de sourires s’extasiaient de ce changement de conduite. Il trouvait toujours moyen de causer un peu avec moi, et je prenais l’habitude de ses battements de paupières destinés à éviter aux yeux les dangers de la concupiscence. Je lui supposais le projet de me faire la cour, et cela n’était pas pour me déplaire, car il devait apporter à cette besogne une ingéniosité au moins égale à celle dont il usait pour analyser le goût du thé chinois, le dessin des nuages ou une symphonie de Beethoven.

Je ne sais pourquoi l’idée qu’il était marié ne m’avait jamais traversé l’esprit, aussi fut-ce avec une surprise intense et un peu désagréable que je le vis entrer un soir de musique chez les Unzasky, avec une très jolie femme blonde, coiffée, ou plutôt décoiffée comme une faunesse, dont elle avait les yeux retroussés, l’allure souple et tumultueuse. Cette belle créature me déplut infiniment. Je n’ai jamais pu supporter les femmes qui ont cet air en quête et toujours prêt ; je diagnostiquai sans plus attendre qu’Albert Jauray était malheureux en ménage, et ma sympathie pour lui s’en augmenta.

Je lui avais donné rendez-vous à cette fête, il me parut donc assez simple que son expression inquiète fît place à la satisfaction d’avoir trouvé ce qu’il cherchait lorsqu’il m’aperçut. Mais ce fut avec un déplaisir sensible que je le vis dire un mot à sa femme et la conduire vers moi. S’il y avait quelqu’un dont je souhaitais peu faire la connaissance, c’était bien cette faunesse blonde. Mais quoi, il fallait être polie, je me levai et j’esquissai le faux sourire de salon auquel, toutes, nous devons nos rides. Jauray, après m’avoir saluée, me présenta sa femme.

— Vous ne vous imaginez pas quel désir j’avais de vous voir, commença la faunesse, qui, elle aussi, souriait, mais d’un beau sourire libre qui l’offrait. — Albert ne me parle que de vous, et je tiens à me prouver à moi-même que la jalousie que vous m’inspirez est justifiée.

  1. Voir les numéros des 19, 26 nov., 3, 10, 17, 24 déc. 1898, 7, 14, 21 et 28 janvier 1899.