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14 janvier 1899.
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LA VIE PARISIENNE

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[1]


VIII 

Vingt-huit ans.


C’était à Bayreuth, l’année de ma vie où j’ai le mieux senti ce que les livres de piété appellent « la solitude intérieure ». Je sortais du théâtre après le second acte de Parsifal, tout énervée par cette lutte de la passion et du renoncement : les pôles entre lesquels oscille et palpite l’âme de tous ceux… qui ont une âme.

Wagner ne s’est pas trompé en pensant que ses drames moraliseraient pour des secondes, démoraliseraient pour des heures, détraqueraient enfin, les gens qui s’abandonnent à eux… Tout amère du sentiment de mes faiblesses mieux ressenties, je rêvais d’une vie pure et rigoureuse, j’avais l’ivresse blanche de Parsifal, comme trois jours plus tôt j’avais eu l’ivresse rouge de Tristan, j’étais — en puissance — excessivement sainte, au moment où j’entrepris la lutte pour la tasse de weiss kaffee et la tranche de gâteau spongieux, avec lesquels, entre les actes, on se refait du courage contre ses propres émotions, lorsque je reconnus un coude qui pénétrait mes côtes, pour être celui de la grosse Émilia d’Étoilles. Immédiatement la forte dame rétablit nos rapports sympathiques par de tonitruantes exclamations. J’étais justement la personne dont son cœur avait besoin à ce moment-là !

Nos tasses conquises, elle s’assit près de moi et, tout en mâchant avec puissance, elle causait sur Parsifal. — Elle aussi était profondément sanctifiée, et les petits jeunes gens que son amour pâlit, ne paraissaient tenir aucune place dans ses préoccupations du moment. Van Dyck l’exaltait. Comme il avait dit son Ach dieser Kuss ! Quelle magnifique horreur du baiser infâme !… En passant, elle remarqua qu’il avait de beaux bras : mais cet aperçu trop humain ne l’arrêta qu’à peine. Tout à coup, elle s’interrompit de m’expliquer pourquoi le renoncement de Parsifal à l’amour n’était pas ridicule comme la fuite de Joseph, par exemple, et s’écria :

— Tiens, voilà Chalamon là-bas ! Quelle chance ! Et elle exécuta des gesticulations destinées à un homme de moyenne taille, d’allure hésitante, un peu engoncée, et qui, à quelque distance, cherchait d’un air vague quelque chose qui ne paraissait pas avoir, même pour lui, une grande précision.

Les ailes de moulin d’Émilia réussirent à fixer son attention, et tandis que, coupant lentement la foule, il venait vers nous, elle m’expliquait :

— Figurez-vous que ce pauvre Chalamon a une passion pour vous, c’est un être admirable… une âme, ma chère ! Il s’est intéressé à vous en entendant raconter toutes les horreurs que vous fait votre mari, et votre attitude si généreuse, si digne. Tout l’hiver il a cherché à vous connaître, mais vous allez si peu dans le monde maintenant… enfin, le mois dernier, apprenant que nous sommes liées, il m’a suppliée de vous le présenter, seulement, vous étiez déjà partie pour l’Allemagne… Mais comme ça s’arrange bien que ce soit justement ici que vous le rencontriez ! Ç’a l’air d’un roman, vous ne trouvez pas ?

— Non, j’ai déjà rencontré beaucoup de gens à Bayreuth sans que cela me parût avoir quoi que ce fût de romanesque.

Émilia ne répondit pas, car M. de Chalamon nous rejoignait. Il y eut des exclamations, des présentations, et notre weiss kaffee étant avalé, nous sortîmes tous les trois. Mme d’Étoilles avait réempoigné Wagner et le maniait avec une énergie inquiétante — comme elle eût fait d’une arme vraiment un peu lourde pour ses mains.

M. de Chalamon semblait troublé, il avait un air de

  1. Voir les numéros du 2 avril au 24 décembre 1898 (15 numéros), du 7 janvier 1899.