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SEMAINE RELIGIEUSE

se représenterait qu’en 1983. Nous ne voudrions pas laisser passer cette occasion exceptionnelle de faire le panégyrique du « Saint du jour ». Mais il a été fait, et si bien fait, du haut de la tribune française, par M. Paul Lerolle et par M. Ferdinand Buisson, qu’il serait téméraire de le refaire après eux. Nous leur cédons volontiers la parole. Ne pouvant donner place aux deux panégyristes, nous accordons la préférence à M. Buisson. M. Lerolle comprendra pourquoi, et n’en sera pas jaloux. Dixit Balac ad Balaam : Quid est hoc quod agis ? Ut malediceres inimicis meis vocavi te, et tu e contrario benedicis eis. Cui ille respondit : Num aliud possum loqui nisi quod jusserit Dominus ?… Dixit homo cujus obturatus est oculus : Quam pulchra sunt tabernacula tua, Jacob, et tentoria tua, Israel ! (Cf. Num. xxii-xxiv.)

Messieurs, j’ai qualifié le fondateur des Frères des Écoles chrétiennes « d’homme admirable ». Permettez-moi de vous expliquer les motifs de ce jugement. Pour apprécier cet homme, je ne me place pas au point de vue catholique ou congréganiste, je fais l’histoire la plus laïque, je dirais presque l’histoire la plus objective.

Et voici ce que je trouve dans la seconde moitié du règne de Louis XIV : Un jeune homme, fils aîné d’une grande et riche famille noble, est pourvu à quinze ans d’un opulent canonicat. Au bout de peu d’années, ses études théologiques n’étant même pas finies, il a l’occasion de se créer des relations, à Paris et à Reims, avec quelques-uns de ces hommes que nous ne connaissons pas assez, comme Olier, Bourdoise, Démia de Lyon, de ces hommes, — car il y en a eu, — qui, du temps même de Louis XIV, se sont avisés qu’il y avait quelque part un peuple, des enfants malheureux abandonnés sans instruction, sans éducation[1].

Ce jeune chanoine, devenu prêtre, a retenu un mot qui lui travaille l’esprit. C’est un de ses amis de Saint-Sulpice qui lui ayant fait entrevoir, je ne sais à l’occasion de quelle visite, quelque pauvre taudis parisien, lui a dit : « Au lieu de missionnaires qui s’en aillent aux Indes prêcher les infidèles, je mendierais volontiers de porte en porte pour faire subsister un vrai maître d’école pour les enfants pauvres de chez nous. »

Alors ce jeune noble, ce jeune chanoine, commence par agir comme font les riches qui ont bon cœur, par donner un peu de son argent, par témoigner quelque bonne volonté et quelque sympathie. Il ne croyait pas s’engager plus loin. Il offre d’aider, d’entretenir à ses frais deux ou trois jeunes gens qui veulent bien consentir à aller enseigner les enfants les plus pauvres, ceux dont personne ne s’occupait. Il commence ainsi, sans entrevoir jusqu’où son initiative le mènerait. Au bout de quelques mois, peu à peu, cette pensée, à laquelle il avait donné un tout petit coin de sa vie, s’étend et l’envahit. Et voilà ce jeune homme qui se dit : « Je ne fais pas assez pour ces malheureux ! » Il fait alors venir quelques-uns de ces pauvres instituteurs, maîtres d’école improvisés ; il les installe dans sa maison ; il veut qu’ils vivent avec lui, à sa table. Sa famille de s’étonner, de trouver qu’il déroge, qu’il est à moitié fou. Lui, peu à peu, prend de plus en plus son parti, et se dit : « Ne serait-ce pas l’idée religieuse entre toutes de s’occuper d’instruire ces malheureux enfants ? »

Que fait-il après ? Ah ! messieurs, il y a là des pages qui, pour n’être pas dans nos livres d’histoire officiels, n’en méritent pas moins d’être retenues par tous les Français. Cet homme, un beau jour, — et je me permets de le dire en

  1. Pour corriger ce qu’il y a d’inexact dans ces assertions et dans les suivantes, lire dans l’Histoire de saint J.-B. de la Salle, par M. Guibert, prêtre de Saint-Sulpice, le chapitre intitulé : Les écoles primaires avant J.-B. de la Salle, pages xi-xxviii. On y verra que l’Eglise n’a pas attendu le xviiie siècle pour ouvrir des écoles aux enfants du peuple, qu’elle fut toujours, à travers les âges, l’infatigable institutrice des ignorants.