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ment ! Tu verras s’entasser sur ta tête tous les orages des préjugés ; tu entendras mugir le fanatisme et la haine populaires ; tu ne pourras trouver nulle part dans ta patrie un asile contre la calomnie et la méchanceté. Mais rappelle-toi que la liberté de tous les peuples a toujours été le prix du sacrifice, et que le progrès ne marche qu’à travers les immolations qu’il fait sans cesse au bonheur de l’humanité. Rappelle-toi que la gloire n’est pas dans l’ambition, mais dans le dévouement, et que ce qui grandit l’homme, c’est encore moins l’esprit que le cœur. Que te font donc les déchaînements de l’ignorance et des passions fanatiques, quand les esprits libres de toutes les parties du monde s’élèvent pour applaudir au tien et bénir ton sacrifice ? Allons, courage ! à toi l’avenir, à tes ennemis, le présent : lequel des deux devra le plus longtemps durer ? À toi la liberté offre une couronne ; à eux le mépris de tous les hommes garde un châtiment éternel. »

Je ne sais jusqu’où mes pensées m’auraient entraîné. Je ne songeais plus à l’heure, ou plutôt le temps semblait fuir dans mon imagination en ouvrant devant moi des perspectives inconnues. Un silence morne régnait maintenant dans cette chambre où venaient de retentir tant de paroles émues, et où j’avais entendu un homme, guidé seulement par la lumière de sa foi, sans autre appui que sa conviction, faire le vœu solennel de vouer sa vie entière à l’affranchissement moral de sa patrie.

Nous demeurâmes tous deux, M. d’Estremont et moi, sous l’empire d’un recueillement profond où toutes les idées surexcitées à la fois se succédaient dans notre tête avec une rapidité vertigineuse. Nous songions, lui, à l’avenir sans doute, moi aux paroles que je venais d’entendre.

Enfin, je pus rompre un silence obstiné qui durait déjà depuis quelque temps, sans que nous nous en fussions aperçus, et m’approchant de M. d’Estremont :

— « Monsieur, lui dis-je, je ne saurais vous témoigner assez l’estime profonde que je ressens pour votre caractère, ni vous faire entendre tous les souhaits que je forme en mon cœur pour votre généreuse entreprise. Je puis du moins vous rendre grâces de la confiance que vous m’avez témoignée, et vous prier de croire qu’elle m’honore autant qu’elle m’éclaire sur toutes les choses que je désirais connaître. Je vous quitte en emportant avec moi le souvenir d’un des plus heureux moments de ma vie ; j’ai vu bien des choses héroïques, mais je n’avais pas encore eu le bonheur de contempler l’âme et les traits de la vertu politique s’immolant au devoir par amour des hommes et de la vérité. »

Pour toute réponse, M. D’Estremont me tendit sa main que je serrai avec une effusion toute nouvelle pour moi, et nous nous quittâmes, le cœur rempli sans doute des mêmes pensées et des mêmes espérances pour le peuple dont je venais d’apprendre à déplorer les infortunes et les maux.