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assez de dureté pour ne pas s’écraser ou s’égrener par le frottement continu de la meule supérieure contre l’inférieure : on tirait ces basaltes de quelques îles de l’Archipel, et particulièrement de celle de Nycaro ; il s’en trouvait aussi en Ionie : les Toscans ont, dans la suite, employé au même usage le basalte de Volsinium, aujourd’hui Bolsena.

Mais la pierre meulière dont nous nous servons aujourd’hui est d’une origine et d’une nature toute différentes de celle des basaltes ou des laves ; elle n’a point été formée par le feu, mais produite par l’eau ; et il me paraît qu’on doit la mettre au nombre des concrétions ou agrégations vitreuses produites par l’infiltration des eaux, et qu’elle n’est composée que de lames de pierres à fusil, incorporées dans un ciment mélangé de parties calcaires et vitreuses : lorsque ces deux matières, délayées par l’eau, se sont mêlées dans le même lieu, les parties vitreuses, les moins impures, se seront séparées des autres pour former les lames de ces pierres à fusil, et elles auront en même temps laissé de petits intervalles entre elles, parce que la matière calcaire, faute d’affinité, ne pourrait s’unir intimement avec ces corps vitreux ; et en effet, les pierres meulières, dans lesquelles la matière calcaire est la plus abondante, sont les plus trouées, et celles, au contraire, où cette même matière ne s’est trouvée qu’en petite quantité, et dans lesquelles la substance vitreuse ôtait pure ou très peu mélangée, n’ont aussi que peu ou point de trous, et ne forment pour ainsi dire qu’une grande pierre à fusil continue, et semblable aux agates imparfaites qui se trouvent quelquefois disposées par lits horizontaux d’une assez grande étendue, et ces pierres, dont la masse est pleine et sans trous, ne peuvent être employées pour moudre les grains, parce qu’il faut des vides dans le plein de la masse pour que le frottement s’exerce avec force et que le grain puisse être divisé et moulu, et non pas simplement écrasé ou écaché : aussi rejette-t-on, dans le choix de ces pierres, celles qui sont sans cavités, et l’on ne taille en meules que celles qui présentent des trous ; plus ils sont multipliés, mieux la pierre convient à l’usage auquel on la destine.

Ces pierres meulières ne se trouvent pas en grandes couches, comme les bancs de pierres calcaires, ni même en lits aussi étendus que ceux des pierres à plâtre ; elles ne se présentent qu’en petits amas et forment des masses de quelques toises de diamètre sur dix ou tout au plus vingt pieds d’épaisseur[1] ; et l’on a observé, dans tous les lieux où se trouvent ces pierres meulières, que leur amas ou monceau porte immédiatement sur la glaise, et qu’il est surmonté de plusieurs couches d’un sable qui permet à l’eau de s’infiltrer et de déposer sur la glaise les sucs vitreux et calcaires dont elle s’est chargée en les traversant. Ces pierres ne sont donc que de seconde et même de troisième formation ; car elles ne sont composées que des particules vitreuses et calcaires que l’eau détache des couches supérieures de sables et graviers en les traversant par une longue et lente stillation dans toute leur épaisseur : ces sucs pierreux déposés sur la glaise, qu’ils ne peuvent pénétrer, se solidifient à mesure que l’eau s’écoule ou s’exhale, et ils forment une masse concrète en lits horizontaux sur la glaise ; ces fils sont séparés, comme dans les pierres

  1. « Les deux principaux endroits, dit M. Guettard, qui fournissent de la pierre meulière propre à être employée pour les meules de moulins, sont les environs de Houlbec, près Paci en Normandie, et ceux de la Ferté-sous-Jouarre en Brie… Dans la carrière de Houlbec, la pierre meulière a communément un pied et demi, et même trois pieds d’épaisseur ; il arrive rarement que les blocs aient sept à huit pieds de longueur ; les moyens sont de quatre à cinq pieds de longueur et de largeur. Ces pierres ont toutes une espèce de bousin qui recouvre la surface inférieure des blocs, c’est-à-dire celle qui touche à la glaise sur laquelle la pierre à meule porte toujours.

    » On ne perce pas plus loin que la glaise, on ne l’entame pas ; les ouvriers paraissent persuadés qu’il n’y a pas de pierre dans cette glaise, et c’est pour eux une vérité que la pierre à meule est toujours au-dessus de la glaise, et que la pierre manque où il n’y a pas de glaise. » Mémoires de l’Académie des sciences, année 1758, p. 203 et suiv.