Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome III.djvu/617

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notre chaleur vitale, et sans laquelle tout être vivant devient cadavre et toute substance organisée se réduit en matière brute !

Si nous considérons en particulier cette matière brute qui provient du détriment des corps organisés, l’imagination se trouve écrasée par le poids de son volume immense, et l’esprit plus qu’épouvanté par le temps prodigieux qu’on est forcé de supposer pour la succession des innombrables générations qui nous sont attestées par leurs débris et leur destruction. Les pétrifications qui ont conservé la forme des productions du vieil océan ne font pas des unités sur des millions de ces mêmes corps marins qui ont été réduits en poudre, et dont les détriments accumulés par le mouvement des eaux ont formé la masse entière de nos collines calcaires, sans compter encore toutes les petites masses pétrifiées ou minéralisées qui se trouvent dans les glaises et dans la terre limoneuse. Sera-t-il jamais possible de reconnaître la durée du temps employé à ces grandes constructions et de celui qui s’est écoulé depuis la pétrification de ces échantillons de l’ancienne nature ? On ne peut qu’en assigner des limites assez indéterminées entre l’époque de l’occupation des eaux et celle de leur retraite, époques dont j’ai sans doute trop resserré la durée pour pouvoir y placer la suite de tous les événements qui paraissent exiger un plus grand emprunt de temps et qui me sollicitaient d’admettre plusieurs milliers d’années de plus entre les limites de ces deux époques.

L’un de ces plus grands événements est l’abaissement des mers qui, du sommet de nos montagnes, se sont peu à peu déprimées au niveau de nos plus basses terres. L’une des principales causes de cette dépression des eaux est, comme nous l’avons dit, l’affaissement successif des boursouflures caverneuses formées par le feu primitif dans les premières couches du globe, dont l’eau aura percé les voûtes et occupé le vide ; mais une seconde cause, peut-être plus efficace quoique moins apparente, et que je dois rappeler ici comme dépendante de la formation des corps marins, c’est la consommation réelle de l’immense quantité d’eau qui est entrée et qui chaque jour entre encore dans la composition de ces corps pierreux. On peut démontrer cette présence de l’eau dans toutes les matières calcaires ; elle y réside en si grande quantité qu’elle en constitue souvent plus d’un quart de la masse, et cette eau, incessamment absorbée par les générations successives des coquillages et autres animaux du même genre, s’est conservée dans leurs dépouilles, en sorte que toutes nos montagnes et collines calcaires sont réellement composées de plus d’un quart d’eau : ainsi le volume apparent de cet élément, c’est-à-dire la hauteur des eaux, a diminué en proportion du quart de la masse de toutes les montagnes calcaires, puisque la quantité réelle de l’eau a souffert ce déchet par son incorporation dans toute matière coquilleuse au moment de sa formation ; et plus les coquillages et autres corps marins du même genre se multiplieront, plus la quantité de l’eau diminuera, et plus les mers s’abaisseront. Ces corps de substance coquilleuse et calcaire sont en effet l’intermède et le grand moyen que la nature emploie pour convertir le liquide en solide : l’air et l’eau que ces corps ont absorbés dans leur formation et leur accroissement y sont incarcérés et résidants à jamais ; le feu seul peut les dégager en réduisant la pierre en chaux, de sorte que, pour rendre à la mer toute l’eau qu’elle a perdue par la production des substances coquilleuses, il faudrait supposer un incendie général, un second état d’incandescence du globe dans lequel toute la matière calcaire laisserait exhaler cet air fixe et cette eau qui font une si grande partie de sa substance.

La quantité réelle de l’eau des mers a donc diminué à mesure que les animaux à coquilles se sont multipliés, et son volume apparent, déjà réduit par cette première cause, a dû nécessairement se déprimer aussi par l’affaissement des cavernes, qui, recevant les eaux dans leur profondeur, en ont successivement diminué la hauteur, et cette dépression des mers augmentera de siècle en siècle, tant que la terre éprouvera des secousses et des affaissements intérieurs, et à mesure aussi qu’il se formera de nouvelle matière calcaire